Amina
Refugees for Refugees
Etienne Bours
A l’écoute de cet album et en réfléchissant à ces nombreux réfugiés nous offrant leurs musiques, certaines lectures me reviennent à l’esprit.
L’incontournable Jack London d’abord qui disait que « La fonction propre de l’homme est de vivre, pas d’exister ». Sacré London, il nous l’a prouvé en vivant à 200 à l’heure, en brûlant la chandelle par les deux bouts. Pour aller s’éteindre à 40 ans après une vie bien remplie qui nous rappelle aussi cette idée de liberté si bien chantée par Kris Kristofferson (et Janis Joplin) : « freedom is just another word for nothing left to loose » (Me and Bobby McGee). London n’avait rien à perdre, sa liberté était souvent prioritaire parce qu’il voulait vivre.
L’écrivain québecois Eric Plamondon, dans son superbe roman Taqawan, fait dire à un vieux sage indien : « Il est passé le temps où nous nous contentions de vivre. Désormais nous recommençons à exister ».
Formidable différence entre la vie de l’homme et l’existence du groupe… Vivre ? Oui mais pouvons-nous aussi exister ? pourraient dire de nombreux peuples sur terre. On a dit aux Indiens d’Amérique « vivez dans vos réserves, mettez vous là, c’est une chance qu’on vous donne en vous laissant vivre et foutez nous la paix » mais ce faisant on ne reconnaît guère leur existence en tant que groupe, peuple, nation, entité…
Un des musiciens présents sur le disque dont nous parlons a dû quitter la Syrie en catastrophe. Lors d’un concert, je l’ai entendu dire au public qu’il avait tout perdu en quittant Alep mais qu’il avait gagné une certitude, celle d’être un homme libre. Il peut vivre mais son peuple, sa famille, sa communauté a perdu son droit à l’existence. Il suffit de voir la façon dont nos pays les accueillent.
C’est pourquoi ce genre de disque, et de spectacle, produit par Muziekpublique à Bruxelles, est essentiel. Pour redonner consistance et existence à des musiques expressions de cultures en danger. Deux Tibétains, un Pakistanais, un Irakien, un Afghan, trois Syriens et deux musiciens belges qui les accompagnent et réussissent à souder l’ensemble de manière harmonieuse. Chacun y va de son chant ou de son instrument, divers luths, ney, qanun et percussions, et le voyage se fait en douceur mais en profondeur, sans perdre son âme mais en faisant abstraction de certaines frontières que le déracinement partagé rend d’autant plus fragiles. Leur musique, pourtant, n’arrive jamais à un amalgame de clichés orientaux brouilleurs de pistes. Au contraire, les uns arrivent à accompagner les autres dans le respect de chaque tradition parce qu’ils s’y sentent invités. La chanson qui donne son titre à l’album, Amina, est le symbole parfait de cette musique témoin. Mohamed Aman Yusufi a dû quitter l’Afghanistan. Son errance l’a mené au Pakistan, en Iran puis en Belgique. Mais sa compagne Amina est restée loin derrière et sa chanson exprime cette déchirure ; les autres alors se serrent autour du chanteur pour lui prêter main forte et nourrir sa mélancolie d’espoir et d’amitié avec leurs instruments et leurs voix. Tout le disque respire cette riche symbolique et s’impose comme une musique du XXI siècle, totalement inactuelle aux yeux des décideurs culturels, on ne peut plus actuelle pour ceux qui conçoivent qu’on ne peut écouter le monde sans écouter ses musiques et vice versa.