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Yann-Fañch Kemener
UN MONUMENT DE LA CULTURE BRETONNE
Franck Tenaille
Notre ami Yann-Fañch Kemener, vient de nous quitter. Il avait 61 ans.
Que dire de Yann-Fañch en dehors d’une si longue amitié commencée aux temps où, cheveux longs, il commençait à imprimer sa marque dans le kan ha diskan (chant/ contrechant) dont il deviendra un des grands rénovateurs de pair avec son complice de scène, Erik Marchand ? Tout simplement, que c’est un monument de la langue et de la culture bretonne si riche pourtant de figures de haute tenue. C’est qu’il a incarné tout le continuum d’un chant puisant aux meilleures sources de la gwerz et de la chanson, se fortifiant à l’école irremplaçable du collectage, se dopant aux exigences et aux énergies du fest-noz, s’enhardissant aux novations de groupes et artistes porteurs d’autres influences (Barzaz, Skolvan, L’Héritage des Celtes suscité par Dan Ar Braz, le pianiste Didier Squiban, le violoncelliste Aldo Ripoche... ), tout en gardant avec sa voix unique, le filigrane d’une fidélité sourcilleuse aux couleurs et méandres d’une langue. En cela Yann-Fanch aimait évoquer ces temps de jadis quand, enfant, on le passait sur la tombe de Saint Tremeur. Quand des chanteurs un peu « rouges » animaient le fest-noz de son village.
Quand adolescent son chant prenait son envol, lui qui était né en Haute-Cornouaille, un pays Fanch Plinn aux influences vannetaises, au sein d’une très pauvre famille recelant deux lignées de voix. Il aimait rendre sa dette à des pères spirituels, dont les précieux Albert Bolloré et Jean Poder, qui lui avait transmis répertoires et façons de conduire le chant, ce chant à danser qui doit rechercher le plaisir intense des danseurs, sinon une transe celte, et qui répond à des exigences drastiques de mélodie, d’énonciation, de rythme, de codes sociaux. Et surtout, à tous ces interprètes collectés, son magnéto Philips posé sur les toiles cirées, son carnet raturé de notes précieuses (cf. « Carnets de routes » chez Skol Vreizh). C’est qu’on oublie aujourd’hui, compte tenu de l’abondante documentation disponible et du statut dynamique de la Bretagne, ce qu’était une culture niée, minorée, dévalorisée, dans les années 70. Il avait donc fallu à Yann-Fañch Kemener, compte tenu de ses origines sociales modestes, se réapproprier l’Histoire de ces terres discriminées par le pouvoir central pour conforter cet héritage qu’il portait en lui dès ses premières apparitions sur table. Et s’imprégner d’écrits cardinaux dont ce « Barzaz-Breiz » (recueil de chants de La Villemarqué) enregistré avec la maîtrise de Bretagne (Ed du Layeur). Et dans le faisceau des styles de grands devanciers (Marie-Josèphe Bertrand, Marcel Guilloux, Manu Kerjean, les sœurs Goadec, les frères Morvan ...) trouver le sien, unique.
Photo Eric Legret
Le crabe l’ayant pris pour cible, Yann-Fañch y a fait face, chevillée au corps ce souci d’une transmission, lui qui dans les années 90 avait redonné un nouvel élan aux musiques bretonnes cherchant un nouveau souffle amorcé plus tôt par le folksong puis le revival breton. Aussi ces dernières années avait-il mis les bouchées doubles. En témoignent notamment : « Nous irons pleurer sur vos ombres » (hommage au soldat Julien Joa, son grand-oncle, « Non mort pour la France » en 14-18 ; « Ar Baradoz : Chants sacrés de Basse-Bretagne », avec son complice de 20 ans, Aldo Ripoche ; ou ce superbe double CD, « Roudennoù / Traces », hommage à la poésie bretonne qu’il venait de conclure. Outre ce film prémonitoire, « Yann-Fañch Kemener, passer en chantant / Yann-Fañch Kemener, Tremen en ur ganañ » avec le réalisateur Roan Hirrien, qu’il est indispensable de voir, tant il nous restitue l’homme que nous avons aimé. Avec sa profondeur et sa drôlerie, la force de cette conviction que le patrimoine culturel dit « immatériel » nous survivra, le sérieux qu’il mettait dans toutes ses entreprises. Soit au final, une discographie d’une soixantaine d’albums sous son nom propre et/ou dans diverses formations, duo, trio, groupe. Et beaucoup d’écrits. « Le chant naquit un soir d’hiver, /on ne sait où, on ne sait quand/ à la porte d’une maison où criait un enfant malade. / Depuis lors, de siècle en siècle, d’aube en aube, de fatigue en fatigue, / l’ont usé des lèvres d’esclaves » avait écrit le poète libertaire Armand Robin qu’il aimait. De fait, la voix d’or de Yann-Fañch avait du granit la minéralité, de la mer la vibration, de la mythologie le timbre. Sans doute parce que ce fils d’ouvrier agricole avait acquis une force née du chant de la pauvreté et aussi parce qu’il portait en lui un temps long, venu du cosmos, lui qui disait (en riant malicieux) qu’il était né au XIXe siècle et qu’il y était resté.
Frank Tenaille.
(1) L’Académie Charles Cros vient de rendre un hommage à Yann-Fañch Kemener, sans doute l’artiste le plus récompensé par la vénérable institution sur le registre des musiques du monde.
Mon vieux complice est mort. J’ai vécu avec lui peut être les plus belles années de ma vie, celles de la formation, de la découverte, de l’émerveillement d’un art que nous savions déjà qu’il serait la grande passion de notre vie.
Yann-Fañch Kemener, que j’ai plus souvent appelé Soig ou Jean-François était un homme de conviction et de combat : Il a su imposer la culture populaire qui était la sienne et que le reste du monde comprenait parfois mal, comme un art poétique et musical et cela avec sûreté et détermination. De la langue bretonne, il était à mon sens l’un des meilleurs connaisseurs, croisant toujours la langue parlée, du Centre Bretagne certes mais aussi des Pays Vannetais, aux formes littéraires orales anciennes ou écrites d’aujourd’hui Il a su lentement, subtilement, intégrer l’homosexualité, cachée sous les draps de cette même culture populaire du Centre Bretagne, au monde nouveau qu’il fallait créer. L’oralité fut sa bataille, écoutons le, tant dans son art que dans ce choix. Que la terre lui soit douce. Erik Marchand