Un, deux, trois doigts pour le banjo.
Dominique Maroutian
D’abord calebasse avec peau de chèvre et cordes de boyau, puis caisse de bois de lutherie munie de cordes d’acier avec accastillage de cuivre et de nickel et, enfin, objet de haute technologie équipé de fibre de carbone, le banjo a connu bien des avatars. Il en est de même pour les différents styles de jeu de ce magnifique instrument.
Au commencement, l’Afrique.
Si le système de caisse de résonnance montée avec une peau est très répandu sur la planète (Inde, Chine, Japon) l’ajout d’un « bourdon » aigu et le jeu avec le pouce combiné à une frappe sur les cordes avec le dos de l’ongle sont typiquement africains. Du Sénégal au Nigeria le banjo akonting est un instrument très répandu. Il en existe de toutes sortes. Certains sont élaborés et d’autres sont plus rudimentaires comme celui de ce document , originaire du Nigeria, avec un bidon de plastique emmanché d’un simple bâton, la tension des cordes étant assurée par un chiffon noué sur le manche !! Ce qui est remarquable c’est que la technique de main droite est la même et qu’elle s’assimile totalement à ce qui deviendra le « clawhammer » aux États-Unis.
Plus « luxueux » :
Le banjo à la sauce melting-pot
Le gourd banjo construit par les esclaves dans les plantations va bientôt quitter les masures pour gagner les salons où il aide à danser des quadrilles exécutés souvent en duo avec un violon. Il s’en va même sur les routes pour animer les « medicine show » où des charlatans vendaient des « remèdes universels » . Dès la fin du XVII°, Le banjo anime aussi les « minstrel shows » où des noirs (et des blancs grimés en noir) assurent le spectacle. A ce qu’on peut en juger sur les peintures et gravures de l’époque (début du XIX° siècle) le style pratiqué c’est le clawhammer, « à l’africaine » donc.
On prête à un musicien de « minstrel show, Joel Walker Sweeney, le fait d’avoir popularisé l’instrument des deux côtés de l’Atlantique. On peut supposer qu’au voisinage de la guitare les techniques ont évolué mais nulle trace photographique ou discographique ne peut en attester.
photo : minstrel show
Une recréation de ce que pouvait être les performances réalisées au cours des « minstrel shows ».
Dans la seconde moitié du XIX° siècle les choses vont changer. Si le style clawhammer persiste, il va s’imposer jusqu’à l’arrivée du bluegrass et connaît aujourd’hui un net regain d’intérêt, d’autres styles vont apparaître plus largement, directement inspirés des techniques de guitare.
L’instrument va « s’industrialiser » le manche subsiste mais la calebasse laisse la place à un fut de bois cintré. La peau n’est plus clouée sur la caisse mais tendue à l’aide d’un mécanisme avec des clés, œuvre de la rencontre avec des fabricants de tambours. Puis le manche va s’affiner, les cordes de boyau sont remplacées par des cordes métalliques moins coûteuses, on va y ajouter des frettes comme sur une guitare et même un résonateur.
Deux guerres, eh oui, vont contribuer à la diffusion planétaire de l’instrument : la guerre civile américaine puis la première guerre mondiale.
Deux doigts :
Mais revenons aux styles. Nul doute que les techniques de guitare ont influencé la pratique du banjo cinq cordes. Ainsi on retrouve au banjo plusieurs techniques à deux doigts : pouce, index. On ne dira jamais assez que des virtuoses comme Big Bill Broonzy jouaient de la guitare avec (seulement !!) le pouce et l’index de la main droite, tout comme … Earl Scruggs à la guitare. Plus près de nous, Wes Montgomery virtuose de la guitare jazz ne jouait qu’avec le pouce. Au banjo la mélodie est jouée avec le pouce, parfois l’index mais à chaque note de la mélodie répond une note plus aigue puis la note du bourdon. C’est la technique dite de double thumbing. Plus appropriée pour les ballades tristes cette technique est moins répandue pour jouer des airs de danse bien que ce soit possible.
Pete Steele et BF Shelton originaires de l’Eastern Kentucky sont les adeptes les plus connus de ce style avec Roscoe Holcomb. Les chants accompagnés par ce style sont exécutés avec des voix de fausset, autre caractéristique régionale.
Voyageons vers l’est et nous voilà dans l’état voisin du Kentucky, la Caroline du nord. Autres cieux, autre style. C’est l’index qui joue la mélodie et tire les cordes vers le haut, le pouce pince la cinquième corde et descend de temps en temps sur les autres cordes pour « répondre » à l’index.
Les adeptes les plus connus de ce style sont Bascom Lunsford et Wade Mainer qui vécut 104 ans ! Bien que ce style permette de jouer très correctement des airs de danse il est surtout utilisé pour accompagner des chants.
Photo : Bascom Lamar
Photo : Wade Mainer
Trois doigts :
Bien qu’il soit difficile de séparer nettement les différents styles souvent pratiqués par les mêmes musiciens on peut néanmoins distinguer deux tendances : avant Scruggs et… après.
Bien des musiciens ont utilisé le style à trois doigts (pouce, index, majeur) avant l’émergence des virtuoses du bluegrass. Ces derniers, comme tous les novateurs, ont été inspirés par plusieurs musiciens très connus en leur temps comme Charlie Poole, originaire de Caroline du Nord. Il est possible que ce dernier fut influencé lui-même par les musiciens de banjo classique qui interprétaient des morceaux de guitare classique mais surtout des ragtimes. Le banjo a quitté les minstrel shows pour gagner les salons et l’Angleterre qui compte encore des adeptes de ce style. La bonne société l’adopte, le prince de Galles prend des leçons. Les techniques de main droite et de main gauche, inspirées de la guitare classique sont très complexes : écarts importants, arpèges difficiles, … tout comme les airs de ragtime comportant maintes parties, en majeur, puis mineur et retour.
Photo : Fred Van Eps qui écrivit de nombreux ragtimes au début du XX° siècle
L’un des morceaux les plus fameux de Charlie Poole est précisément un ragtime : Don’t let your deal go down.
Photo : Charlie Poole
On raconte que Poole avait perdu la souplesse de son pouce à la suite d’un pari stupide où il avait prétendu pouvoir saisir une balle de base ball sans protection. Son style proviendrait de là. Personnage très atypique et alcoolique invétéré, il disparut à moins de quarante ans en laissant un répertoire toujours repris aujourd’hui.
Dock Boggs de Virginie, quant à lui, combine un style à trois doigts avec quelques « brossés » d’accords, chanteur avant tout il privilégiait les ballades tristes et déclarait avoir été influencé par un guitariste noir itinérant.
Photo : Doc Boggs
Georges Pegram, encore un originaire de Caroline du Nord, a enrichi un style à deux doigts en ajoutant des notes pincées avec le majeur. Les « runs » qu’il utilise s’approche de certaines figures du bluegrass.
Photo : Georges Pegram
Snuffy Jenkins de Caroline .. du sud cette fois, a developpé son style avant Earl Scruggs mais a partagé les mêmes mentors que ce dernier dans les années trente. Son picking à trois doigts n’a pas la même fluidité que celui d’Earl Scruggs mais on retrouve le tempo endiablé les notes tirées vers le haut avec les doigts de main gauche, les incursions vers le haut du manche à l’octave supérieur et une partie du répertoire traditionnel du bluegrass.
Photo : Snuffy Jenkins
Traiter du style d’Earl Scruggs et de ses continuateurs nécessiterait un(long) article. De nombreux virtuoses se sont illustrés dans ce style et l’ont fait évoluer jusqu’au style dit mélodique où les airs de violon les plus complexes sont joués note pour note. Nous zapperons donc en recommandant néanmoins la fréquentation de You Tube où l’on pourra écouter à loisir les Alan Munde, Bobby Thompson, Bela Flek, … En prime néanmoins, ne manquons pas les réjouissantes émissions de télé sponsorisées par la farine Martha Whyte où les morceaux de bluegrass sont entrecoupés de messages publicitaires dispensés par les musiciens !! Plus de deux heures 40 de musique… on se régale !!
Photo : Martha Whyte
Influences.
Il y a toujours eu une grande porosité entre les différents style de banjo et nombre de musiciens pouvaient indifféremment passer d’une technique à l’autre à l’instar d’Uncle Dave Macon voletant entre les styles à l’autre suivant les morceaux, toujours entrecoupé s de diverses pitreries et jongleries.
Depuis quelques temps le clawhammer est revenu à la mode. De nombreuses jeunes chanteuses l’on adopté pour interpréter des ballades. Les plus agiles interprètes allient un toucher extraordinaire avec une dextérité qui les porte en haut du manche. C’est toujours remarquable mais s’éloigne quelque peu des pratiques traditionnelles où les airs étaient plus faits pour accompagner les danses que pour faire briller les interprètes. Mais ne boudons notre plaisir d’écouter ceux-là.