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Des mondes de musiques

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Tucker Zimmerman

« Ce sont les chansons qui m’écrivent et non l’inverse »

Etienne Bours

C’était en 1971, au mois de juillet. Stavelot, petite ville historique de l’Ardenne belge lovée au creux des forêts, Stavelot où Apollinaire a séjourné, Stavelot qui fut si souvent un lieu de vacances, de randonnées, de rencontres. Cette année-là je me suis rendu, avec un ami, dans les caves de l’ancienne abbaye où se déroulaient les diverses activités d’un festival de théâtre annuel. Théâtre certes mais également concerts. Un chanteur américain y était programmé et nous nous sommes attablés devant une bière sous les voûtes de la cave sans savoir qui nous allions découvrir. Tucker Zimmerman s’est installé devant nous, la douze cordes sur les genoux, et nous a fait entrer dans son univers. Chansons d’apparence intimiste ; guitare en rythmes assez obsédants, efficaces ; une voix profonde, grave ; un répertoire de compositions personnelles qui me semblait déjà riche en images, en poésie. Dans la foulée de ce concert qui coïncidait avec ma récente plongée passionnée dans l’univers du folk américain (Jacques Vassal venait de sortir son livre), j’avais le sentiment d’avoir découvert un autre folk singer et je me suis précipité pour acheter son premier disque (Ten songs by Tucker Zimmerman, réédité en CD).

 

 

Tucker Zimmerman - Photo Etienne Tordoir

Depuis lors, je n’ai eu de cesse de le revoir, de le réécouter, de le croiser, d’apprendre à le connaître, de le faire chanter chaque fois que j’en avais l’occasion. C’est que Tucker Zimmerman venait de s’installer en Belgique, non loin de Liège. Devenant le plus liégeois des chanteurs américains et le plus américain des chanteurs liégeois… Il cite volontiers Liège comme étant devenu sa ville, expliquant qu’aujourd’hui il se sent touriste à San Francisco qui fut aussi sa ville. J’ai d’ailleurs un autre souvenir des débuts de nos rencontres. Entre 1975 et 1980, j’ai travaillé à la Médiathèque de Liège. Chaque fois que Tucker sortait un nouvel album, il venait en personne en offrir un ou deux exemplaires à la Médiathèque de « sa ville ». La démarche me plaisait beaucoup parce que nous avons connu beaucoup d’artistes qui n’appréciaient guère les médiathèques, prétendant qu’elles les empêchaient de vendre des disques – j’étais alors la preuve vivante que cet argument était faux puisque chaque fois qu’un disque découvert dans nos collections me plaisait j’allais le commander chez le disquaire du coin (pardonnez-moi cette anecdote mais je n’étais pas le seul à faire cette démarche !).

Voilà donc plus de 50 ans que je connais Tucker. Depuis une quarantaine d’années, j’écris sur la musique, laissant derrière moi des centaines de pages sur des artistes, des musiques, des traditions, des cultures… qui m’ont fait vibrer. Et jamais je n’ai écrit plus d’une de dizaines de lignes à propos de ce chanteur que je connais, que j’apprécie, que je n’ai de cesse de revoir avec plaisir ! Il est urgent que je tente de remédier à cette lacune. Mais il faut reconnaître que la tâche n’est pas facile. Pas plus que s’il me fallait écrire un article conséquent sur un autre Zimmerman dont l’œuvre est également immense. Disons-le d’emblée, nous n’irons pas plus loin dans cette comparaison entre ces deux chanteurs américains.

Mais l’univers de Tucker n’est pas une mince affaire. Auteur-compositeur-interprète certes, mais aussi musicien, compositeur, écrivain, poète, observateur et sans doute philosophe à ses heures. Et je suis certain, en écrivant cela, qu’il me contredira. Il n’aura pas tort : ce mot « philosophe » va sans doute le déranger mais il sait, comme moi, que les mots sont bien souvent galvaudés et utilisés à mauvais escient. En utilisant ce mot j’essaie de donner la dimension des observations qu’il confie à sa poésie chantée ou non.

Tucker n’aime pas non plus être étiqueté comme folk singer. Pourtant, ce chanteur américain s’accompagne sur une guitare douze cordes dans un style qui rappelle le mouvement folk américain. Certes mais il est vrai que le mouvement folk américain a été, à la base, le fait de chanteurs qui entendaient utiliser les traditions des différentes communautés américaines comme bases d’un répertoire engagé, en tout cas socialement, au profit d’une musique et d’une chanson qui seraient plus proches des gens, moins distantes, moins déformées par la starification du marché des musiques. Beaucoup de ces chanteurs ont repris d’anciennes ballades, des blues ruraux ; beaucoup s’en sont inspirés pour écrire de nouvelles chansons qui servirent diverses causes aussi importantes que les droits civiques. On ne peut s’empêcher, cependant, de penser à quelques grands noms considérés comme essentiels au sein du mouvement et qui furent avant tout des auteurs compositeurs interprètes de renom. Je pense à un large spectre de chanteurs ; disons de Woody Guthrie à John Prine. On ne peut pas comparer Guthrie, Prine et Tucker, leurs histoires sont trop différentes, leurs environnements trop éloignés. Mais ils sont, chacun à sa manière, une excellente façon de comprendre ce que peut être la chanson américaine qui ne se veut ni rock, ni pop, ni country, ni destinée à une place en vue dans le top cinquante.

En s’exprimant sur le sujet, il écrit : «  Je ne me suis jamais considéré comme un artiste folk. Je parle de ces gars et de ces filles qui chantent en s’inspirant d’une longue tradition orale - anglaise, écossaise, irlandaise – chansons qu’ils apprennent enfants et qui ont été composées par ces fameuses personnes « les anonymes ». Mes chansons sont et ont toujours été très personnelles et sans le moindre élément de tradition manifeste. Le mieux que je puisse jamais espérer dans le monde de la musique folk est d’écrire un air que des chanteurs, un jour, peut-être dans une centaine d’années, chanteront encore, mon nom étant oublié depuis longtemps. En fait, durant les années 70, toute personne montant sur scène avec uniquement une guitare acoustique était estampillée folk. Cela ne m’embêtait pas. Ma musique était certainement plus proche ce ces vrais artistes folk qu’elle ne l’était de ceux qui faisaient du rock ou de la pop ».

Ouvrons une parenthèse. Tucker Zimmerman a eu beaucoup de bons amis dans sa vie. Je ne citerai ici que quelques-uns d’entre eux pour des raisons évidentes. D’abord Derroll Adams, chanteur et banjoïste américain qui a vécu longtemps en Belgique et qui partagea beaucoup avec Tucker. Derroll mérite des pages et des pages à lui seul tant sa voix, son jeu de banjo et ses chansons restent à jamais parmi les plus intenses moments du folk américain. Wizz Jones, chanteur et guitariste anglais, Dave Evans, lui aussi chanteur et guitariste anglais mais qui a vécu longtemps à Bruxelles (décédé tout comme Derroll Adams), Ian Anderson et Maggie Holland, autres chanteurs anglais, furent parmi ses proches et ce n’est pas un hasard. Tout ce petit monde a évolué dans la mouvance du folk américain puis du folk anglo-saxon dans son ensemble. Ils se produisaient dans les mêmes lieux de concerts et de festivals devant un public qui partageait cette vibration musicale hors mode par-dessus les frontières. Ce n’est pas étonnant que l’on ait tendance à considérer Tucker Zimmerman comme un chanteur folk. Il faisait partie, en tout cas dans les années 70, d’un mouvement qui englobait aussi ceux qui ne s’y reconnaissaient pas officiellement.

 

Tucker est donc un auteur-compositeur-interprète qui ne prétend aucunement s’inspirer des traditions. Même si certaines de ses chansons font penser aux ballades, même si certaines de ses musiques sont très blues (« cette musique que nous partageons tous » dit-il)… Il est avant tout un poète s’exprimant par la chanson et considérant que ce sont les chansons qui l’écrivent et non l’inverse. Il suffit de consulter son site internet pour comprendre la complexité dont je parle. Comment faire pour décrire un artiste qui a écrit des milliers de pages, des centaines de chansons, des tonnes de réflexions ouvertes comme autant de pistes qu’il vous invite à suivre. Un homme qui a aussi le sens du détail et du souvenir, confiant à sa biographie les belles pages de sa vie, de ses amitiés, de son amour pour Marie-Claire sa compagne d’une vie, de ses déceptions, de ses fuites, de ses dérives éventuelles…

 

Un peu d’histoire. Tucker est né en 1941 à San Francisco. Sa biographie vous donnera des détails intéressants sur son enfance. Il se forme rapidement à diverses approches de la musique, touchant le piano, le trombone, la guitare, étudiant la composition à San Francisco dès qu’il fréquentera un College. La musique classique, les compositeurs contemporains et ses propres compositions deviennent l’essentiel de son univers. Excepté que nous sommes dans les années 60 et que le monde musical américain déborde d’inventivités et de trésors insoupçonnés. Il découvre Moondog et Leadbelly. Il se lie à la bande de Jerry Garcia et ne rate pas les concerts du Dead. Il apprécie Fats Domino et Professor Longhair : « real people singing real music ». Il écoute les grandes voix du rock et du rhythm’n’blues et les grands noms du jazz. Il cite volontiers Thelonious Monk comme l’un de ses favoris. Il commence à écrire des chansons – il écrit également beaucoup de poésie – il en écrit une pour Paul Butterfield (Droppin’ out). En 1965, il reçoit une bourse pour aller étudier la composition à Rome. C’est le moment idéal pour partir : l’Italie ou l’armée et à l’horizon le Vietnam. Il part en se disant qu’il ne reviendra pas…

Il devient soudainement européen et aime ça : Florence, Venise, Amsterdam, Munich, Paris, la Grèce, l’Afrique du Nord… Il rencontre Marie-Claire à Rome en 1967. A cette époque, il écrit de très nombreuses chansons. A ce propos, il dit qu’il n’a jamais eu la maîtrise de ses chansons et qu’il ne sait d’ailleurs pas s’il voulait le moindre contrôle. « Elles jaillissent » (« they pop out »), « elles me surprennent, elles m’emmènent à des endroits au moment où je m’y attends le moins. Elles me disent où aller, que dire et comment cela devrait sonner. J’embarque pour une virée. C’est comme une collaboration avec les muses, si vous voulez ». Il me semble que ces réflexions sur les chansons écrites à Rome restent valables à travers tout son répertoire. D’autant qu’il insiste sur le fait que les frontières entre la réalité et la fiction s’estompent. Pas de murs, point de structures. « Je jouais avec les mots et les mots jouaient avec moi » écrivait-il alors. Mais à l’écoute de ses trois derniers CD, j’ai le sentiment que ce lien particulier entre les mots et lui n’a jamais cessé. Il aime les mots, leur sens, leur non-sens, ce qui est dit, ce qu’on croit dire autant que le non-dit, il aime les langages et les langues, toutes les langues, leurs richesses, leurs diversités : de l’espagnol au lakota… Il me donne l’impression de jongler avec les mots et les onomatopées, les faisant rebondir les uns sur les autres dans des rythmiques jouissives qui nous donnent l’impression que si « be bop a lula » était une superbe invention, il en est d’autres que Tucker nous chante avec autant d’inventivité qu’un bon chanteur de rock’n’roll.

 

C’est après avoir passé deux ans à Rome qu’il se rend compte que ces dizaines de chansons sont peut-être destinées à être chantées par lui-même. Le chanteur allait éclore et remplacer le compositeur. Il donne ses premiers vrais concerts en Italie. Marie-Claire est déjà avec lui et c’est en voyageant vers la Belgique en 1968, question de rendre visite à la famille de Marie-Claire, qu’ils arrivent à Liège où Tucker découvre dans une vitrine une guitare douze cordes Hofner. N’en n’ayant vu ni à Rome, ni à Munich, ni à Paris ou Amsterdam, il ne résiste pas et se lie aux douze cordes une fois pour toutes (un instrument dont il rêve depuis l’écoute de Leadbelly). Sa voix et ce son particulier feront bon ménage et seront la signature sonore du Zimmerman devenant chanteur sur les terres d’Europe. Ses variations pour piano, ses cantates, ses string quartet… vont faire place à des centaines de chansons accompagnées de guitare.

La douze cordes, Marie-Claire et Tucker partent pour Londres. Ils s’y rendent compte que le retour aux USA est exclu, il y serait emprisonné comme déserteur. Mais la Grande Bretagne ne se montre pas très friendly. Sans vrai permis de séjour, il leur faut évoluer dans une sorte de clandestinité, vivant d’expédients et d’amitiés. Il rencontre Toni Visconti, autre américain exilé. Ce dernier lui donne de petits boulots musicaux, cachets payés sous le manteau. Et puis vient le premier disque Ten songs, produit par Visconti, nous sommes en décembre 1968. On y entend quelques musiciens de renom comme Rick Wakeman, Shawn Phillips et les batteurs Terry Cox et Aynsley Dunbar. Les chansons ne passent pas inaperçues, y compris chez un certain David Bowie. Je fus d’ailleurs surpris lorsque, de passage à Londres en septembre 1971 (deux mois après avoir entendu Tucker pour la première fois), j’entendis son disque qui passait chez un des innombrables disquaires que comptait alors la ville. Le disque semblait être apprécié mais c’était trois ans après sa sortie et Tucker ne vivait déjà plus sur la fière Albion !

Effectivement, le contrat coinçait Tucker pour trois ans sans autre possibilité d’enregistrements, comme s’il fallait mettre cet artiste de côté pour laisser à ses concurrents anglais la possibilité d’évoluer sans crainte.

Dans la foulée, Tucker et Marie-Claire durent assez rapidement faire face aux services du Home Office et furent priés de quitter la Grande Bretagne. Back to Belgium ! Cette petite Belgique va, mine de rien, offrir au chanteur ce qu’il n’obtenait pas en Angleterre : des passages en radio, des interviews, des concerts. Si la RTBF (radio nationale, côté francophone) avait à l’époque des émissions inspirantes, celle du regretté Marc Moulin fut sans conteste un véritable phare pour les vrais amateurs de découvertes musicales. C’est évidemment là que Tucker va trouver un animateur programmateur qui croit en lui. Et les concerts vont suivre en Flandres, à Bruxelles et en Wallonie. Et les chansons de continuer à couler à flots. « Mon univers de chansons était comme une rivière », dit-il, « elle coulait devant ma porte et avant chaque concert j’allais puiser. » Chaque performance en public devenait le terrain d’essai d’au moins une chanson nouvelle, parfois bien plus.

 

C’est en Allemagne sur le label Autogram que sera réalisé son deuxième disque en 1971. Enregistrement bricolage maison par Tucker lui-même. Il réussit d’ailleurs à y ajouter des parties de piano et d’orgue. « Very primitive » écrit-il. Certes mais les amateurs, dont je fus, ne s’y trompèrent pas : nous avions là l’essence même du Tucker Zimmerman que nous aimions voir en concert. Maggie Holland et Ian Anderson rééditeront l’album sur leur label Village Thing.

Les années 70 se déroulent au rythme des concerts et des chansons. Tucker tourne beaucoup (plus de deux cent concerts en 1974) à travers l’Europe. Un nouveau disque voit le jour cette même année (Over here in Europe), magnifique album où Tucker explore les possibilités du synthétiseur et des ondes Martenot – le compositeur curieux n’est pas mort. Il considère lui-même cet album comme une œuvre aboutie avec des chansons qui correspondent à ce qu’il est, à ce qu’il veut : « de la poésie simplement, sans colère, sans politique, sans donner des leçons… simplement ces petites choses que l’on voudrait fredonner question de faire du monde un endroit où il ferait bon vivre… ». Les albums suivants vont se décliner sur le même principe de composition et d’écriture mais avec le passage éventuel de musiciens comparses et d’expériences sur divers synthétiseurs. Il s’agira successivement de Foot Tap, Square dance et Word games, trois productions du label allemand Musikiste.

Après six disques de chansons, Tucker, qui n’a pas renié la composition notamment en composant des musiques de film, a l’impression de ne pas arriver à dire tout ce qu’il voudrait dire en se limitant à la chanson. Il arrête les tournées et se concentre dans son studio lové au creux de la verdure à une encablure de Liège. Poésie, histoires, roman : des pages s’écrivent. Et d’autres expériences musicales éclosent évoluant vers des compositions personnelles et des musiques de film. Nous sommes dans les années 80, les concerts se sont plus rares, les goûts ont changé. Comme l’écrit Tucker « le folk boom est passé » et ça l’arrange de changer. Il n’écrira plus de chansons pendant une douzaine d’années. Il renoue avec l’univers des grands noms du romantisme ou de la musique baroque mais aussi avec un nouvel univers, notamment celui de Philip Glass. Il n’est pas très preneur du terme minimaliste et lui préfère l’appellation de « pattern music » ce qui n’est pas sans rappeler d’autres noms comme Steve Reich ou Terry Riley. Toujours est-il que Tucker compose, crée, innove et que son bagage musical est tel qu’il lui permet ces nouvelles expériences.

Il passe également un temps considérable à écrire : des milliers de pages, des histoires, des petites nouvelles et une sorte de grand roman divisé en neufs récits et 150 chansons. Le tout fait 3500 pages et est intitulé The song poet cycle. « C’est ce que j’appelle une autobiographie fictionnelle » écrit Tucker.

 

Jusqu’au jour où son ami Didier Bourguignon, banjoïste et harmoniciste, le sort de sa tanière en lui proposant de reprendre la guitare et la scène vers un répertoire touchant au blues. Ne se sentant guère à l’aise s’il doit chanter la chanson d’un autre compositeur, Tucker réécrit et reprend la route à la tête du Nightshift trio avec Didier et un bassiste – successivement Roland Hella puis Jef Van Gol. Et quand Didier reprendra sa liberté, Qanah Zimmerman, fils de Tucker et Marie-Claire, prendra la place avec sa guitare six cordes et ses accompagnements subtils. Tucker retrouvera le plaisir de chanter et appréciera, sans doute définitivement, l’idée de le faire en trio. Dans sa légendaire humilité, il dira qu’il ne s’est jamais considéré comme un guitariste mais qu’il est toujours le batteur (« I’m still the drummer »). Deux disques immortalisent cette nouvelle aventure : Walking on the edge of the blues en 1999 et The Nightshift Trio at The Maison de la poésie en 2004, les deux étant produit par Parsifal. La même année sort l’album Chatauqua, une série de chansons, la plupart anciennes, voire très anciennes, qu’il n’avait encore jamais enregistrées et qui le furent alors avec la participation de plusieurs musiciens belges ainsi que le concours de la chanteuse B.J. Scott. Un disque très différent des autres mais qui nous montre à quel point la poésie de Tucker invite musiciens et chanteurs à se rassembler.

 

Enfin, comme s’il fallait encore nous prouver que ce chanteur est un auteur compositeur prolixe, nous avons quelques disques récents qui, à eux seuls, valent que l’on s’intéresse enfin à Tucker Zimmerman. A feather flies out est un double CD enregistré au Music Barn à Heurne pour les besoins d’un film réalisé par Patrick Ferryn (film que nous attendons avec impatience). 29 chansons et poèmes avec de bons musiciens pour la plupart anciens comparses. Et puis, soudainement, un nouveau trio avec deux excellents musiciens (Nicolas Dechêne aux guitares et Jack Thysen à la basse) pour un triple album (les trois CD existant aussi séparément) : 43 nouvelles chansons ou nouveaux poèmes. Ces cinq nouveaux disques (tous chez Parsifal) sont de véritables pépites qui dévoilent tout l’univers poétique et oh combien sensible de Tucker.

 

Il faudrait alors lever le voile sur cet univers, en laisser paraître quelques éléments, comme s’il était facile de choisir parmi ces dizaines de chansons celles qui, mieux que d’autres, donneraient au lecteur une envie de s’y plonger. Vaste programme.

D’autant que traduire serait trahir. Retenons que Tucker écrit sur ce qu’il voit du monde, depuis son entourage jusqu’aux lointains rivages, depuis ses propres regards jusqu’à ceux qu’il emprunte, qu’il ressent, qu’il pressent. Depuis ce que ce monde lui donne à voir, à penser, à dire, à espérer comme à craindre (« J’attends le jour où les gens arrêteront de se faire la guerre » chanson Waiting), jusqu’à une sorte d’introspection, de réflexion sur le sens de tout cela, l’absurdité de la vie peut-être, le surréalisme présent autour de nous, voire en nous. Il convoque du beau monde au sein de ses textes, question de leur envoyer ses pensées ou de les inclure dans le grand cycle de la vie et de la mort, de l’art et de la pensée :  Salvador Dali, le général Custer, Michelange, Dante, Moondog, Leadbelly, John Muir, Jack Kerouac, Kokopeli, Lucifer, Stephen Foster, Crazy Horse, Nostradamus, T.S. Eliot, Levi Strauss, Geronimo, Walter De Buck, James Dean, Marilyn Monroe, Otis Redding, un certain Dylan, Jimi Hendrix, Roy Rogers, le Dead, The lone ranger et Tonto, Cormac McCarthy … me reviennent en tête parmi d’autres. Parfois il nous raconte l’Amérique du Nord, la conquête de l’Ouest, les pionniers, comme dans Oregon, chanson écrite pour Derroll Adams, ou encore dans The Oregon trail : en route pour la gloire ou pour la défaite sur des pistes de souffrance. Cette dernière me rappelle deux autres chansons : Sioux Indians, ballade anonyme racontant aussi le voyage vers l’ouest et ses dangers et puis le magnifique John Sutter’s mill de Dan Fogelberg, ballade sur la ruée vers l’or en Californie, une chanson que ne renierait pas Blaise Cendrars. En tout cas, celles de Tucker méritent une place de choix dans un recueil de chansons américaines sur l’histoire du pays et de ses petites gens. Les Indiens ne sont jamais loin du monde de Tucker ; il lui arrive souvent de les saluer d’une manière ou d’une autre. A d’autres moments il donne une description sans appel du monde ou de ce qu’on ose appeler civilisation. Ses mots musiquent entre eux, empruntant leurs références aux quatre coins des arts et de l’histoire. Musique, poésie, peinture, nature… se prêtent leurs vocabulaires dans une délicieuse partouze de mots et de sons.

Que ça rime ou non, ça chante ou ça danse et il n’est pas rare que les mots ricochent entre eux comme dans Razz-a-Ma-Tazz, Cat man doo dan, Hip Hop Girl ou encore Holy noise. Tucker Zimmerman c’est tout un monde qui se chante, une humanité en dérive que le chanteur s’obstine à saluer dans des élans d’empathie, d’amour ou de compassion, dans de subtiles esquisses d’espoir ou de foi en ce qui donne sens à nos rêves, à nos amitiés, à nos amours. Son écriture peut avoir cette délicate sensibilité que l’on trouve parfois chez quelqu’un comme Graham Nash lorsqu’il s’agit de parler d’amour, de paix, de famille. Ces chansons sont parfois des ballades agissant comme des fables, décrivant des personnages fictifs de passage sur terre avec tous les défauts de l’humanité, avec toutes les qualités de ces défauts, avec toutes les ombres de leurs lumières. On trouvera peu de réflexions vraiment politiques, sinon dans les plus anciennes chansons comme Children of fear où il demande aux États-Unis d’arrêter de prétendre qu’ils ne sont pas des états désunis – chanson écrite en 1968 et qui reste d’une actualité brûlante. Ses réflexions ont tendance à embrasser une vue d’ensemble comme lorsqu’il chante qu’on a vu tant de violence, tant de luttes mais que cela doit être le plan de quelqu’un de cinglé, tout comme la pluie peut succéder au soleil… (Someone’s crazy plan écrit en 1974). Sa récente chanson No Nation ramène la réflexion loin de toute adresse à un pays particulier en souhaitant que nous puissions danser sur la terre sacrée…

Mais arrêtons là une énumération de titres qui ne fera jamais qu’être trop restreinte pour donner la dimension exacte de l’œuvre de ce poète chanteur dont chaque chanson mérite une écoute. D’autres chanteurs ne s’y sont pas trompés en décidant de reprendre certaines de ses chansons : Maggie Holland et Ian Anderson, Chris Wood, Derroll Adams, Nic Jones, Wizz Jones et puis ce groupe de jeunes américains, Big Thief, qui l’invite sur scène aux États-Unis ou ailleurs lui rendant un vibrant et vivant hommage.

Je voudrais terminer cet article en le dédicaçant à Tucker évidemment, avec toutes mes excuses pour les imperfections et les oublis, mais aussi, c’est important, à Marie-Claire, son alter-ego sans ego (et sans haltères), omni-présente, accueillante au-delà de l’imaginaire…

 

« Infinity, eternity

Words that mean something more than mental

Beyond imagination

Dig down deep into the primal and essential

Goodbye, farewell

From here on out there’s no such thing as time

It’s gone, so long

Swallowed by the fifth dimensional line »

(extrait de la chanson Fifth dimensional line)

 

(Les citations de Tucker sont extraites de son excellent site : www.tuckerzimmerman.com

. Les traductions – moins excellentes – ont été faites librement par votre serviteur)

 

Discographie :

-Ten songs by Tucker Zimmerman (Regal Zonophone, RPM) 1968

-Tucker Zimmerman (Autogram) 1971

-Over here in Europe (Spalax, Big Potato Records) 1974

-Foot Tap (Musikiste) 1977

-Square dance (Musikiste) 1980

-Word games (Musikiste) 1983

-Tucker Zimmerman Nighshift Trio: Walking on the edge of the blues (Parsifal) 2002

-Chatauqua (lc music) 2005

-Tucker Zimmerman Nightshift Trio à la Maison de la Poésie (Parsifal) 2005

-A feather flies out (Parsifal) 2021

-Tucker Zimmerman Trio Dust in the rising wind. Trio I (Parsifal) 2024

-Tucker Zimmerman Trio Angels in disguise. Trio II (Parsifal) 2024

-Tucker Zimmerman Trio Showdown at the Dairy Queen. Trio III (Parsifal) 2024