Toute la musique qu’on aime…
L’histoire des musiques est un immense puzzle.
Etienne Bours
On peut certes se limiter à un côté du tableau mais l’idéal est quand même d’essayer d’assembler un maximum de pièces. Trouver celles qui s’emboîtent parfaitement, qui donnent un sens à l’assemblage. Le puzzle en question est un peu particulier évidemment parce qu’il a une dimension historique. On peut se concentrer sur une partie de la construction mais elle trouvera toute sa dimension dans ses raccords avec les autres parties. Histoire ne voulant pas dire hiérarchie bien entendu. Ni nostalgie.
J’ai tenté plus d’une fois de revenir en arrière pour expliquer certains mouvements musicaux et tâcher de déterminer leur importance, voire leurs influences. Jusqu’au jour, tout récent, où un très jeune musicien m’a répondu : « les années 70, désolé mais j’étais pas là ». Dans ce cas, je n’étais pas là en 40, ni en 14, ni au temps de l’esclavage… donc foutez-moi la paix avec ça ! Plus sérieusement, on peut (on doit aussi) s'intéresser à une époque qu'on n'a pas vécue, non ? Peu importe notre date de naissance. Souvenons-nous des années 50 et 60: le rock and roll, le rhythm and blues. Souvenons-nous de la soul de ces années-là: Marvin Gaye, Otis Redding, les Staples Singers... Souvenons-nous du romantisme et de son intérêt pour les musiques du peuple. Souvenons-nous des courants musicaux du XX siècle, tous ces musiciens qui sont allés vers les musiques du monde: de Debussy à John Coltrane... Est-ce passéiste, comme on me l’a dit, de s’intéresser encore et encore à toutes ces musiques, tous ces courants ?
Bien sûr, il y a les nostalgiques, ceux qui ne décollent pas d’une époque, d’un style. Ceux qui pleurent leurs vingt ans en écoutant en boucle la bande son de leurs premiers émois. Ou de leurs premières grandes découvertes musicales, c’est possible aussi. Mais les reproches, voire les conflits de génération, ne visent pas nécessairement la nostalgie gentille et un peu désuète à laquelle chacun peut se laisser aller ici ou là. On vous dira plutôt que vous êtes en train d’affirmer que c’était mieux avant. D’une manière générale. Insupportable problème dont Michel Serres a fait son cheval de bataille, cheval qu’il ferait mieux de rentrer à l’écurie tant il m’a l’air fatigué.
Nous sommes dans une société où vous êtes obligé de choisir entre deux thèses différentes comme s’il n’existait aucune position intermédiaire. Soit vous êtes un tenant du « c’était mieux avant », soit vous défendez l’idée que « grâce au progrès tout est bien mieux maintenant ». La belle affaire. On pourrait pourtant citer beaucoup de domaines où c’était pas terrible avant et c’est encore bien pire maintenant. Tout en sachant que tout cela dépend de la place qu’on occupe dans la société. Demandez aux agriculteurs si certains ne regrettent pas les fermes familiales : c’était beaucoup plus dur physiquement mais maintenant c’est une telle catastrophe au niveau du stress que le suicide est parfois la seule issue. Tiens, tant qu’à faire, on vous demandera aussi de choisir votre camp entre optimistes et pessimistes. Y a pas d’autre choix camarade. Pas de nuance, pas d’échappatoire.
Reportons donc ce débat sur l’histoire de la musique. Vous insistez sur le rôle de certains mouvements anciens et vous voilà passéiste, nostalgique ou un imbécile pour qui c’était mieux avant.
Je lisais, dernièrement, une interview de Yves Bigot qui osait dire : « le big bang de la pop se situe quelque part entre Elvis et les Beatles. Maintenant ça commence à être loin ». Il ajoute que « plus on s’éloigne du big bang, plus ça se dilue, moins c’est fort… ». En parlant du jazz il suit la même voie : « prenez un saxophoniste aujourd’hui, il va avoir du mal à faire oublier Charlie Parker, John Coltrane, Sonny Rollins ou Wayne Shorter… je n’en cite que quatre mais je pourrai en citer quarante ». Je pense que Bigot, qui n’est certainement pas un guru en la matière, place là quelques pièces essentielles du puzzle. Tout simplement, en rappelant que les mouvements musicaux se suivent, s’emboîtent les uns sur les autres dans un processus évolutif qui a un début suivi d’une série d’évolutions ou de déviations. Et dans lequel on peut parfois déceler une apogée puis un déclin.
L’exemple des saxophonistes de jazz est éloquent. Est-il possible de jouer du sax aujourd’hui en disant qu’on n’était pas là dans les années Coltrane ou Parker et que, par conséquent, faut pas nous en parler. Grotesque évidemment. Mais ce grotesque on le rencontre parfois dans le domaine des musiques traditionnelles – dans d’autres aussi bien entendu, la pauvreté de certains musiques de variété en atteste.
Les années 70, qui avaient fait réagir notre musicien trop jeune pour en avoir profité, furent en quelque sorte l’apogée du mouvement folk en Europe. Au risque de me répéter, on a vu resurgir des pratiques, des instruments, des répertoires et des manières de musiquer qui avaient tendance à disparaître sous les coups de boutoir de la modernité, du progrès, de l’exode rural, de l’industrialisation massive, de la mécanisation, du marché des musiques de grande consommation… etc, etc. D’anciens répertoires devenaient de nouveaux répertoires. On faisait du nouveau avec du vieux. Sachant, du moins pour ceux qui ne rechignaient pas à aller voir ou écouter comment était ce « vieux », qu’il ne s’agissait que d’une étape dans une longue évolution. Parce que la démarche logique était de se tourner vers les racines.
Stivell nous faisait découvrir les sœurs Goadec, Christy Moore nous faisait découvrir John Reilly et ainsi de suite de pays en pays. Idem pour le blues et le jazz évidemment. Souvenirs émus des premières écoutes de John Mayall qui me poussa à explorer l’histoire du blues. Quelque part sur ce site, vous verrez que Philippe Krümm parle de l’extraordinaire guitariste Alvin Lee de Ten Years After, ces gaillards nous poussaient vers le blues afro-américain. Ils nous tendaient les pièces du puzzle en nous montrant où les placer. Alors on s’est vite rendu compte qu’il n’y aurait pas de Rolling Stones ou de Led Zeppelin sans Chuck Berry, Muddy Waters, Robert Johnson, Willie Dixon ou Leadbelly… Il n’y aurait pas de Johnny sans toute la musique qu’il aime ! Il le disait lui-même. Dylan, dans ses grands moments d’humilité le disait aussi : « on n’a rien inventé ». Et on peut remonter sans cesse, jusqu’à traverser les frontières géographiques et historiques pour comprendre d’ou viennent nombre de musiques et leurs multiples influences.
Comment pourrait-on jouer du blues, du rock, du jazz, de la musique irlandaise, un répertoire klezmer ou des bourrées du Centre France sans savoir comment les générations précédentes jouaient ?
Les musiques dont nous parlons sur ce site sont très concernées par cette réflexion. Précisément parce que, étant traditionnelles, elles témoignent d’un long processus de transmission. Seuls les musiciens qui en sont conscients font passer cette dimension à la fois historique, sociale et culturelle dans leur répertoire et dans leur jeu. Ce qui ne les empêche pas d’apporter leur pierre à l’édifice. Le puzzle n’est jamais terminé mais il ne sert à rien de prétendre inventer des pièces si les pièces existantes ne sont pas en place. C’est l’histoire des musiques qui est passionnante et de ce fait le rôle que va y jouer chaque musicien peut y devenir passionnant aussi. Promenez-vous sur le site www.colophon.fr, vous y verrez une interview de Laurent Aubert. Il y explique très clairement que les musiques ne sont jamais immuables. Ce qu’on a enregistré dans une communauté précise en 1950 est différent de ce qu’on avait enregistré au même endroit, dans la même tradition, quarante ans avant. Et ainsi de suite. Chaque étape est une pièce de ce puzzle et chacune vaut le déplacement.
Sachant également que jouer une musique traditionnelle ne signifie pas s’enfermer dans un schéma de copies conformes mais, au contraire, connaître suffisamment l’héritage en question pour pouvoir s’en détacher intelligemment et faire la trace, réinventer, sans plus devoir se retourner à chaque fois. J’emprunte volontiers ces manières d’expliquer leur démarche aux musiciens Jean-Pierre Champeval et Olivier Durif auxquels je laisse le mot de la fin :
« Notre fidélité aux modèles anciens n’aura sans doute été que très relative, précisément encouragés en cela par les libertés prises au quotidien par les anciens eux-mêmes, dont l’amour de la tradition ne se sera jamais réduit à un seul passé rigide et révolu » (extrait du livret de l’excellent CD « Dans les rochers du Villaneix » paru sur Cinq Planètes).
Pas de musique sans histoire. Pas d’histoire sans musique.