Mort du Bal-Musette
Texte et dessins Par Jean Oberlé - Le Crapouillot 1er Novembre 1925
Je rencontrai mon ami Hache dans un café-tabac où, négligemment appuyé sur le zinc courbe et luisant, il jouait sa consommation au zanzibar avec le patron, auvergnat moustachu en bras de chemise.
Nous Parlâmes du régiment où nous nous étions connus, c’est-à-dire qu’au bout de quelques instants nous n’avions plus rien à nous dire. Hache trouva une diversion : « Allons guincher au musette » fit-il en jetant une poignée de monnaie sur le comptoir. Nous suivîmes le quai. Des gardes républicains, des pompiers, des agents se hâtaient vers la Cité comme si on allait couper les ponts derrière eux. Des taxis, conduits par des Russes et les Grecs, filaient à toute vitesse sans aucune idée du plan de Paris. Une rue étroite et obscure nous reçut. Toutes les boutiques en étaient fermées, à l’exception d’un minable poste de police, plein de poussière et un bistrot dont la porte était surmontée du mot BAL en lettres électriques.
Hache poussa d’un coude négligent les deux petites persiennes qui séparaient le comptoir de la salle de bal. Dix mètres carrés de parquet ciré, des glaces aux murs, quelques tables, des bancs. Nous nous assîmes sous une petite estrade où deux musiciens en bras de chemise jouaient de l’accordéon et du banjo. Un garçon en tablier bleu, aux épaules impressionnantes et qui, en Suède, eut été certainement champion d’athlétisme, s’approcha tenant entre ses doigts deux verres de bordeaux blancs. La danse finissait. Les couples se séparaient sans un mot, sans une inclinaison de tête, et chacun rejoignait sa table. C’étaient des ajusteurs-mécaniciens, des serruriers, l’air gentil et doux. Tous portaient la casquette à plis, un petit foulard et avaient cet air gouailleur et convenable qu’on voit souvent sur la figure d’un conducteur de tri-porteur ou d’un soldat en permission et chaussures fantaisies.
Leurs compagnes n’avaient pas moins de charme. La nuque rasée et le port de tête candide, l’œil et la bouche immobiles, les genoux serrés et les mains croisées sur leur sac, elles étaient vraiment sages et sérieuses. Parfois une belle prunelle tournait lentement vers les garçons un regard acquiesceur à une demande de danse formulée d’un « Psst… la prochaine ? … » Toutes naturellement, les ongles outrageusement vernis et les mains durcies de piqueuses en bottines. Pas de chapeaux. Les cheveux boudinés, frisottés, ondulés ou plaqués. L’ensemble montrait ce sérieux et cette dignité qu’on voit le dimanche sur le visage des ouvriers ou des petits employés en promenade ou dans un cinéma et qui en est vraiment le repos hebdomadaire, le rideau de fer tiré pour un jour sur les traits mécontents, la bouche insulteuse et le regard envieux…Rien de plus joli que ce bal-musette. Les murs étaient blancs crème. Une guirlande de fleurs, passée de tons, se déroulait le long du mur au-dessus de glaces un peu ternies, où parfois des coins meilleurs jetaient un reflet surprenant et brusque sur un front à frange. Une corniche en plâtre peint, couleur chocolat, un plafond où le gaz avait noirci une scène champêtre. Et ce parquet, ciré comme la botte d’un général anglais, carré comme un ring et lisse comme la piste du Vel’d’Hiv, Eden de tous ces garçons de qui l’Auto ou l’Echo des Sports ourlait la poche d’un liséré jaune ou rose. Je regardai l’orchestre. Un grand garçon aux cheveux savamment lissés, sans col, les manches de sa chemisée retroussées, l’air studieux, tirait, comme de son flanc, sur un accordéon, avec des mouvements langoureux des épaules. Son comparse, au teint pâle, blond frisé comme un choux, grattait un banjo et souriait à chaque couple. Ils jouaient par cœur, ces airs qu’Emma Liebel et Bérard chantent devant un public subjugué, en casquettes et en cheveux, dans les petits cafés-concerts aux noms d’oiseaux des l’arrondissements populeux. Je pensai que les couples, ces jeunes femmes, ces jeunes hommes, cette musique ravissante et tendre, et ce décor patiné et frais, tout cela formait un ensemble qui est bien de Paris, qui garde dans une salle de dix mètres carrés le charme des vieilles images, des pipes Gambier, de la reine de cœur, des feuilletons et de cette valse « Ma Jolie » dont Picasso attendrissait ses toiles cubistes. Le profil fin et distingué de ces Parisiens du peuple allait bien avec le zinc brillant et sinueux, les fleurs artificielles au milieu des verres à bordeaux et des apéritifs au nom d’Amourette.
La musique s’arrêtait brusquement. Les couples aussi. Le patron criait : « Passons la monnaie ! » Comme un douanier qui sait que chacun a quelque chose à déclarer. Chacun de ces garçons lui donna en effet un jeton. La danse, 0,25. « Allez roulez ! » cria le patron en repartant vers son comptoir. La musique reprit. Les couples se remirent à tourner et glisser, sagement, sans un heurt, sans une parole et avec une belle technique. J’étais sous le charme. A ce moment, Hache me poussa du coude : « Tu parles d’un bal toquard… débinons-nous », dit-il… Nous sortîmes. La nuit était on ne peut plus noire. Un auto-car, bourré d’Américains, peinait à tourner devant Saint-Julien-le-Pauvre. Un autre, arrêté devant Notre-Dame, minuscule au pied des énormes tours, suggérait le Monténégro par rapport à la Russie dans l’almanach Hachette d’avant-guerre ? Paris by night ! …
Hache siffla dans ses doigts, arrêta un taxi. « Au coin de la Rue de Lappe et de la Rue de la Roquette… », jeta-t-il au chauffeur.
« Pourquoi m’as-tu dis que c’était un bal toquard ? »
Le taxi filait sur l’asphalte mouillé de la rue de Rivoli. Çà et là, des bars luisaient au long des trottoirs sombres. Dans un éclair, on apercevait des joueurs de manille, des phonographes automatiques, des appareils à sous et des percolateurs.
« C’est plein de croquants de bal-là » grommela Hache « C’est tout juste bon pour les boniches… ». C’est alors que je le regardai mieux. Un petit feutre vert baissé sur les yeux, enroulé dans un pardessus à martingale comme dans un peignoir de bain, une chemise à rayures orange, genre « soisette », une cravate gorge de pigeon au cou, Hache était vraiment immonde. Sans parler de chaussures pointues et vernies, à empeignes de cuir clair.
Pauvre Hache ! Il devait se trouver élégant, bien « lingé », et correct. Il avait répudié pour toujours la casquette et le chandail qu’il avait retrouvés, son service fini. Ses premières payes lui avaient servi à se procurer, dans les boutiques de la rue de la Gaieté et de l’avenue de Clichy, ces défroques qui marient, dans une fantaisie de calicot, le « genre américain » et le « genre argentin ». Je l’évoquai, un instant, alors qu’il était chauffeur du colonel et que, le calot sur l’oreille, la veste de cuir serrée à la taille par un ceinturon havane et les bandes molletières enroulées soigneusement sur ses fins mollets, il était d’une grâce incomparable. Il ne lui restait plus que son joli profil et ses yeux marrons. Rue Saint-Antoine, la Bastille et ses tramways de banlieue ; le taxi avait peine à trouver au milieu de tant de cafés éclairés, la sombre embouchure de la rue de la roquette. Au coin de la rue de Lappe, Hache frappa à la vitre… La rue de Lappe devrait s’appeler rue de la danse. Chaque porte ouvre un bal, Dès l’entrée de la rue, une immense bouffée d’accordéon vous saisit. Une foule en casquette passe et repasse. Des agents cyclistes invitent à une tranquille gaieté. On marche entre deux rangées de bals. Chacun d’eux m’attirait, mais Hache d’un bras énergique m’attira vers le plus grand. « Allons chez Bousca » me dit-il.
Dès l’entrée je fus abruti de lumière. Après la rive gauche, provinciale et calme, et la course en taxi dans les rues sombres, ce bal m’aveuglait. Un immense comptoir, comme un bar, courait sur tout un coté de la salle. Dix garçons s’agitaient et servaient sans arrêt « les diabolos » et les cerises à l’eau-de-vie. Dans la salle, les garçons portaient le tablier blanc et la veste noire des endroits respectables. Peu à peu le brouillard de mille cigarettes s’écartait et laissait entrevoir des coins pleins de lueurs et de bruit. Des banquettes de cuir analogues à celles des wagons-restaurants et des tables recouvertes de Lincrusta-Walton réunissaient une foule de gens étonnants. Des ventilateurs mêlaient leur bruit d’avion au piétinement et au bombardement général. Exactement une brasserie à l’heure des repas ou un des cafés « Dupont tout est bon » où l’on crie sa commande dès le trottoir et où l’on trouve son verre déjà servi, en se frayant un passage vers le comptoir. Ses murs resplendissaient de clarté. Ils étaient décorés comme le Casino de Paris. Des abat-jour orange garnissaient les ampoules. Il y avait des chalumeaux dans les citronnades.
L’orchestre faisait un bruit infernal. Deux banjos et un jazz couvraient de leur frénésie un accordéon trop faible pour eux et qui subsistait par habitude. Les airs étaient ceux que chantent Dorville et Chevalier, voire Perchicot. Sans oublier les tangos et les fox-trotts descendus de la rue Pigalle. J’étais sidéré. Vingt garçons, habillés comme Hache, couverts de bagues, d’épingles de cravates, de breloque et de fume-cigarettes genre ambre, dansaient sur l’immense parquet avec vingt dames couvertes de fourrures, bien chapeautées, maquillées et chaussées daim. Tout ce joli monde devait ne pas travailler, bien déjeuner, encore mieux dîner et souper chez Graff ou chez Boffinger. Le patron percevait la monnaie en chemise de soie et le cigare aux lèvres. Je m’assis un peu étourdi, seul, car Hache dansait, le chapeau en arrière, et le pardessus entr’ouvert, avec une ravissante blonde à étole de renard.
« Croyez- vous que c’est amusant de venir chez les apaches !!! » me dit ma voisine. Je reconnus Mrs Culard, regardant des tous ses yeux, ravie, aux anges, couverte d’assez de perles et de vison pour pouvoir acheter tout le quartier. Son mari pardessus en taille et cache-col de soie semblait aussi heureux qu’un collégien au cinéma. Hache me voyant leur parler, n’hésita pas. Il s’approcha, toucha le bord de son chapeau, invita mrs Culard, folle de joie et la fit tourner à son bras, les yeux brillants. Au bar, quatre jeune américains, tête nue, l’œil équivoque, la boutonnière fleurie et les pieds recouverts par leurs pantalons, semblaient aussi à l’aise qu’au bar du Ritz. L’un d’eux offrait des cigarettes à bout doré à un marin ravissant. J’abandonnai Hache et sa danseuse, sortis navré et déçu, me cognai dans la rue à Max Hopstein, une femme du monde à chaque bras, qui me cria : « Eh bien, mon cher, cette java ? » et je pressai le pas vers la Bastille. Le long du trottoir, deux autos magnifiques attendaient que leurs propriétaires aient fini de s’encanailler…
Voilà donc la mort du bal-musette, me disais-je en remontant les boulevards. Il est mort de sa belle mort, comme le mac-farlane, le mail-coach, l’absinthe et les épaulettes rouges. Tout se démode. Le charme de certains aspects de Paris se transforme. On perce le boulevard Haussman, on démolit le passage de l’Opéra et sa marchande de mouchoirs. Les commerçants, pleins de richesse passagère, enlèvent les trumeaux, les comptoirs en zinc, la patine des murs. Cassons tout ! Marchons avec notre époque même si elle boite ! Ballets russes, couleurs imbéciles et décoration navrante, c’est en votre nom et celui de Bakst qu’éclôt ce goût du jour pour les fleurs artificielles. Il faut que chacun ait l’illusion d’avoir des souliers vernis, même s’ils sont en carton et de boire des cocktails, même sans goût. De plus en plus, le bal-musette deviendra le Musette’s-dancing. Il l’est déjà. Allons nous coucher. Mais en passant devant le Pathéphone, allons une dernière fois, pour les cinq sous d’une danse, entendre Emma Liébel chanter la « Dernière Java ». Elle y croit encore ? Pauvre femme !...
Jean Oberlé fut journaliste, dessinateur et peintre. - Brest, 13 janvier1900 – Paris, 02 mars1961-
Illustrateur, il travailla pour l’édition et différents journaux ou magazines parisiens. Il fut un collaborateur régulier du « Crapouillot ».
Il fréquentait dans les années 20 le monde artistique de Montparnasse. Il fut particulièrement ami avec Max Jacob. Il obtint le Prix Blumenthal en 1934. (Prix décerné de 1919 à 1954 à des peintres, sculpteurs, décorateurs, graveurs, écrivains et musiciens
En 1940 il fut l'un des animateurs de la France libre à Radio Londres. Créateur de multiples slogans, dont le fameux : « Radio Paris ment, Radio Paris ment, Radio Paris est allemand ».