Michel Cloup, Pascal Bouaziz, Julien Rufié
A la ligne, chansons d’usine d’après le roman de Joseph Ponthus.
Etienne Bours
« Tu te rends compte aujourd’hui c’est tellement speed que j’ai même pas le temps de chanter»
« Je crois que c’est une des phrases les plus belles les plus vraies et les plus dures qui aient jamais été dites sur la condition ouvrière » écrit Joseph Ponthus dans son magnifique livre A la ligne Feuillets d’usine paru aux éditions La Table Ronde en 2019 (voir sur ce site l’article John Henry ou Stakhanov). L’auteur aborde le même feuillet numéro 48 en citant un extrait de la chanson Perlimpinpin de Barbara ; puis il écrit :
« A l’usine on chante
Putain qu’on chante
On fredonne dans sa tête
On hurle à tue-tête couvert par le bruit des machines
On sifflote le même air entêtant pendant deux heures
On a dans le crâne la même chanson débile entendue à la radio le matin
C’est le plus beau passe-temps qui soit
Et ça aide à tenir le coup
Penser à autre chose
Aux paroles oubliées
Et se mettre en joie
Quand je ne sais que chanter
J’en reviens aux fondamentaux
L’Internationale
Le Temps des cerises
La Semaine sanglante
Trenet… »
Pour Ponthus : chanter, malgré les machines, chanter encore pour gagner l’autre bout de la journée de travail. Quel est donc l’imbécile qui a inventé la radio de chantier ? On les entend ces radios, beugler à longueur de journée sur un échafaudage, sur le bêton frais d’une construction en cours, par les fenêtres ouvertes d’une maison en rénovation… Les piètres musiques qu’elles déversent nous sont servies entrecoupées de centaines de pages de publicité et de bruits de machines. Gare à celui dont l’habitation jouxte un tel chantier. Il est loin le temps où j’entendais le chant des maçons italiens de mon quartier.
Et pourtant, il semble que la chanson émane encore de la bouche, du cœur, des poumons, de l’esprit… de certains ouvriers dont Ponthus et ses comparses de bagnes « modernes ».
Notre homme a suivi son amour vers la Bretagne, prêt à prendre tout boulot qui se présenterait à force de n’en point trouver qui corresponde à son métier d’éducateur spécialisé. Et le voilà dans un abattoir puis dans une conserverie de poisson, à la chaîne. Une expérience à laquelle il se donne avec une curiosité certes intellectuelle mais jumelée avec une ouverture totale à ce monde ouvrier. Et Ponthus de confier cette tranche de vie à l’écriture, à la fois poésie et prose. A la fois récit et roman, documentaire et chemin autobiographique. Le livre est magnifique et fait bien plus que tenir la comparaison avec d’autres récits de vie et de travail d’ouvriers. Il s’impose, terriblement actuel, dur et vrai, incroyable et beau dans la laideur de ce que les humains font et défont. On ne peut s’empêcher de penser à un autre livre incroyable : La jungle de l’Américain Upton Sinclair qui, tel un Zola d’outre-Atlantique, nous racontait la vie d’une famille dans l’univers des abattoirs de Chicago. Une horreur qui se passait tout au début du XXè siècle. L’histoire de Ponthus a plus de cent ans de plus et pourtant ! L’agro-alimentaire dépasse encore et toujours toutes les bornes.
Le livre est à lire. C’est une évidence qui donna à quelques musiciens l’idée qu’il fallait encore aller plus loin et mettre cette poésie en musique.
Michel Cloup (Diabologum), son ami et complice Julien Rufié et Pascal Bouaziz (Mendelson, Bruit Noir) ont entrepris de construire au récit de Ponthus un univers rock - pourrait-on dire post-punk ? Peu importe l’étiquette possible ; ils élaborent une musique dense, électrique, saturée si nécessaire, une épaisseur de guitares et batterie, basse et claviers qui enveloppe les mots, les phrases, le sens, l’urgence poétique du récit, comme les machines le feraient à l’usine – excepté qu’ici nous restons dans un univers musical qui ne prétend pas, ne tente pas, une représentation ni même une évocation des machines. Mais la musique se veut « transcription musicale honnête et sincère de ce que le livre nous dit de cette violence » explique Pascal Bouaziz. Et cette violence est atteinte à la perfection, notamment avec la répétition obsédante de certains mots, répétition qui souligne l’abrutissement du travail à la chaîne. Viennent aussi bien sûr quelques moments plus apaisés qui collent également totalement aux propos du livre ; lequel ne manque ni de tendresse, ni d’humour. Musique humaine pour une expérience racontée avec beaucoup d’humanité – dans le meilleur sens du terme. C’est pour cette raison que ce disque mérite une place de choix sur un site dédié aux musiques dites du monde. Parce que, de tous temps, l’homme a chanté ou musiqué son travail, ses tâches faciles ou difficiles. Il a chanté en travaillant, il a chanté sur son travail, il a chanté le chômage, le patron, la camarade ouvrier, la lutte syndicale, les injustices, les bons moments, les rêves que l’on fait debout face à la machine… Les trois musiciens ont simplement (si je puis dire) joint leurs voix et instruments à celle de Ponthus (qu’on entend d’ailleurs sur deux titres). Le disque est sorti en décembre 2020 et, malheureusement, Joseph Ponthus est décédé d’un cancer qui l’a emporté en février 2021. Il avait 42 ans.
Les textes choisis par le trio de musiciens sont évidemment tirés tels quels du livre et agencés de façon intelligente sous quelques titres évocateurs. Tantôt chantés, tantôt plutôt récités, ils font de ce disque une expression brillante de ce qu’on pourrait appeler chanson populaire concernée. Car, tout en ce disque est vrai, de cette vérité que tant de chanteurs, concepteurs, influenceurs et gens de la politique tentent de nous dissimuler. Il vaut mieux que la culture donne du bonheur, n’est-ce pas ? De l’espoir, de la bonne humeur… mais la culture d’aujourd’hui n’existe plus qu’en boîte que je sache (culturebox ??) et la ministre de la culture garde secrètement ses honneurs et décorations pour ceux qui ont chanté pour la peine de mort et le temps béni des colonies… Une chose est sûre : Cloup, Bouaziz et Rufié ne recevront pas de légion d’honneur sur un coup pareil. Ouf ! Quant à Ponthus, il a reçu son lot de prix mérités pour son livre.
Voilà donc un disque à écouter. Question de se rappeler que rock et chanson servent aussi à exprimer et à partager certains engagements ou certaines réflexions sur les absurdités dans lesquelles peuvent être plongés de nombreux travailleurs. Et, forcément, j’ajouterai que voici un livre à lire ; les deux devenant inséparables.