Le loup, l’Aborigène et l’agneau…
Si Jean de la Fontaine était encore parmi nous, il en ferait sans doute une fable.
Etienne Bours
Les pauvres animaux sont bien souvent les marionnettes des humains qui pensent et agissent dans tous les sens et contresens.
On nous parle de plus en plus du loup de retour dans nos montagnes et dans nos forêts. Il approche. Logiquement, l’animal se dit que, tant qu’à devoir se nourrir, c’est quand même plus facile de se servir au sein d’un troupeau de brebis qui broutent sous son museau. Dans ses souvenirs lointains transmis de meute en meute, il fallait aller à l’affût, guetter un chevreuil ou un jeune cerf, le suivre et l’égorger. La faim n’était pas rare et le travail à recommencer chaque jour. Maintenant, il lui suffit de faire comme nous, prendre son panier et se rendre à la grande surface : ce troupeau énorme qui bêle à tout va pour être certain qu’on le localise. Facile et normal mais d’autant plus facile que le loup n’a pas de prédateur. Il est protégé. Et on s’étonne que les éleveurs y perdent leur latin. Et que certains demandent à pouvoir tirer les loups qui dévorent leurs bêtes. Alors ça me rappelle cette époque où les colons sont allés répandre leurs moutons dans les terres de Patagonie et de la Terre de feu. Il y avait encore à cette époque quelques groupes d’Indiens vivant dans un grand dénuement sur ces terres hostiles. Ces Ona, Alakaluf, Yagans… chassaient et cueillaient pour subvenir à leurs besoins. Et voilà qu’ils entendent aussi des bêlements intempestifs et qu’ils se rendent compte que ces nouveaux venus sont bien plus faciles à chasser que les guanacos et autres animaux du cru. Ils se servent donc, comme des loups. Que font les colons face à ce problème ? Ils chassent, au propre si je puis dire, avec des armes, les prédateurs indélicats. Il n’y a donc plus d’Indiens en ces terres du sud. Et curieusement on n’a pas pensé à en réintroduire !! Etonnant quand même.
La morale de tout ça est tout à fait immorale. Parce que quand on est allé beaucoup trop loin il est parfois difficile, si pas absurde, de vouloir revenir en arrière. Nous ne sommes plus capables d’élever des animaux dans le respect sans penser uniquement à la productivité mais nous voudrions que ceux que notre société a contribué à exterminer reviennent comme témoins de notre amour de la nature.
Le plus amusant étant que les Indiens, Aborigènes et autres membres des Nations Premières sont bien souvent parqués dans des réserves ou autres territoires jugés sans intérêt pour notre brillante société. Des Réserves et des Parcs naturels, nationaux ou autres, on en crée bien sûr ici ou là, notamment pour protéger le loup, l’ours ou le lynx qu’on voudrait revoir sur des territoires beaucoup trop habités. « J’ai des réserves sur les réserves » écrivait François Terrasson dans son remarquable livre La peur de la nature. Ce qui me rappelle également Simone Weill qui disait que « les déracinés déracinent ».
Et puis, revenons-en à nos moutons, c’est-à-dire la musique, ça me fait furieusement penser à une émission de télévision qui malheureusement n’échappe à aucun cliché. Partant du principe qu’il faut connaître au moins un peu ce qu’on veut critiquer beaucoup, il m’arrive, je le confesse, de regarder The Voice. Et voilà que l’autre soir je constate que nous allons assister à des duels – allez comprendre on vous parle parfois de battle question de jargonner mode. Et que Miss Zazie organise l’un de ces duels entre une jeune chanteuse à la toison épaisse et à la voix d’or d’un côté et un Aborigène mûr, au faciès grave, de l’autre. Une agnelle mignonne à croquer versus un Kanak venu de Nouvelle-Calédonie.
Le loup dans la bergerie ! Il n’est pas descendu des montagnes, il a traversé les océans pour venir confronter sa culture à la « nôtre ». On ne dira pas qu’il le fait sans équivoque, il fait des concessions mais il ne joue pas à la démonstration de vocalises, il n’essaie pas de mettre le jury dans sa poche. Il chante comme il chante, avec sa guitare, avec sa simplicité, avec une sorte de dignité naturelle qui fait un peu tache dans cette démonstration de bling bling.
Fragile - Sting / 1991.
Et les deux nous chantent Fragile de Sting (un bon choix, il faut le reconnaître) : ensemble, terriblement ensemble, magnifiquement ensemble. Un moment suspendu, étonnant, une chanson partagée par dessus les mers, les générations et les genres. Deux voix différentes qui s’écoutent et, manifestement, se respectent. Elle dont le chant s’envole, lui dont le chant s’ancre et s’enracine dans les terres fertiles de l’humanité. Pile et face, positif et négatif d’une photo, jeu de reflet et de lumière entre l’eau et les cieux. Gulaan, puisque c’est le nom de ce chanteur venu de loin, apporte soudain à The Voice une dimension naturelle. Il retient la performance au niveau du chant, sans entrer dans la nécessité d’en faire du spectacle et l’agnelle, Maëlle, de l’accompagner sur cette voie.
Maëlle et Gulaan / The Voice ... C'EST LÀ ! : CLIC
On croit rêver. Et voilà que tout le monde pleure ! Ca vaut le coup de voir Obispo se lever pour s’en aller verser des larmes à l’abri de je ne sais quels regards. C’est beau les larmes de « star ». Chacun sort son mouchoir. Les spectateurs et télé spectateurs se demandent ce qui s’est passé. Puis monsieur Pagny se remet de ses émotions et sort un commentaire pas piqué des vers qui, en gros, signifie que Gulaan est venu de bien loin alors qu’il n’aurait peut-être pas du, qu’il est évident qu’il a donné à entendre quelque chose de très émouvant mais que, grâce à lui, il apparaît très clairement qu’il faut garder Maëlle pour la suite de l’émission. Exit l’Aborigène, l’Indien, le loup… Et pour une fois, ce loup qui nous émeut tant parce qu’il est un témoin de ce monde que nous exterminons, parce qu’il titille notre culpabilité, parce qu’il chatouille notre sensibilité et notre besoin de consolation ; ce loup qui nous émeut passe à la trappe. On ne le protège pas. Il n’est pas question qu’il vienne croquer nos adorables chanteuses et foutre le bordel dans les codes de nos marchés culturels en général et musicaux en particulier. Merci le loup, vous êtes beau, vous nous avez fait pleurer mais il est temps de rentrer chez vous et de nous laisser jouer avec nos propres règles.
Le problème c’est que ce loup n’est pas un loup mais un homme, un de ces hommes qui chantent encore autrement, qui pensent encore autrement : un Aborigène, un autochtone, un Indien…
Gulaan - Raan / Lakoustic Nov. 2015
C’est Gulaan qu’il fallait garder ce soir-là, question de bousculer le ronronnement de l’émission, question de reconnaître que d’autres cultures ont beaucoup à nous apprendre. Mais à la différence du loup et des brebis, il n’y a ici aucune prime de dédommagement à distribuer aux propriétaires d’agneaux dévorés… alors on évacue le loup. En versant quelques larmes question de faire passer la sentence.
Heureusement comme le dit Sting dans la chanson en question : « la pluie nous rappellera toujours à quel point nous sommes fragiles… ».