La nuance de la culture
Etienne Bours
Mark Boyle est un journaliste et écrivain irlandais. Après avoir fait l’expérience de vivre une année sans argent, il est passé à son projet suivant : vivre une année sans la moindre technologie. Pas d’électricité, pas d’eau courante, pas de gaz, le tout dans une cabane fabriquée par ses soins dans la campagne irlandaise. Il raconte ce défi dans un livre sensible sous le titre L’année sauvage. Une vie sans technologie au rythme de la nature.
Boyle a passé plusieurs années de sa vie en Angleterre mais pour mener cette nouvelle expérience, il a préféré regagner l’île verte et s’en explique : : « Ma famille, les gens, les nuances de la culture, tout cela m’avait manqué ».
Les nuances de la culture !! C’est aussi simple que cela. Quand on vous parle de la diversité et de son importance, nous disons la même chose en nous prenant parfois la tête. Il suffit d’aimer les nuances.
Choses que ne comprennent absolument pas nos chaînes de télévision qui nous programment des émissions totalement dépourvues de nuances, du clé sur porte pour s’assurer que nos neurones restent bien étriquées. Cet été, une émission bien connue de FR3 – que je propose de baptiser définitivement « Déracine et désole » - nous proposait pour thématique le mythique GR34 de Bretagne. Une merveille dont j’ai régulièrement la chance de parcourir certains magnifiques tronçons du côté du Cap Sizun. Mais pour ce genre d’émission il semble que même un chemin de grande randonnée se parcourt en avion ou en drone ! A la limite, vous pouvez utiliser vos pieds à condition de les reposer dans tel hôtel luxueux ou sur tel bateau tendance. Parler de la marche n’était donc pas l’objectif d’une émission qui prétextait un chemin célèbre pour nous emmener, une fois de plus, dans un parcours un tantinet bling-bling chez ceux qui ont « réussi » dans la vie. Avec heureusement quelques détours intelligents comme chez ces éleveurs qui préfèrent une bonne vieille race bretonne en prairie plutôt qu’un de ces emblématiques élevages concentrationnaires dont la Bretagne a le secret aussi malheureusement… Quand même !
Mais, si je me donne la peine d’écrire sur cette émission que j’ai regardée en Bretagne, à 20 minutes à pieds du fameux chemin, c’est pour en fustiger la navrante illustration musicale. On peut aisément imaginer que l’équipe de FR3 a travaillé en cheville avec les officiels du tourisme en Bretagne. Ces derniers ayant à coup sûr ouvert diverses voies et pistes qui titillaient leur propre sensibilité et les intérêts de certains plus que d’autres. Mais où sont, dans cette administration touristique, les « spécialistes » de la culture, de la nuance de la culture ? Alors, comme ça, si les équipes de la chaîne publique n’ont aucun connaisseur en musique bretonne, manifestement celles qui travaillent pour le développement du tourisme en Bretagne non plus. De sorte qu’on se retrouve, une fois de plus, avec des musiques insipides, des guitares mille fois entendues, des sons rabâchés, des ambiances déplacées, des musiques passe-partout d’une banalité confondante. Pas une note bretonne.
Et quoi messieurs dames, vous ne savez donc pas que la Bretagne vit au son de ses musiques depuis belle lurette ? Que musiciens et chanteurs de trois générations s’y relaient pour dynamiser une tradition en mouvement. Que les instruments et les voix du cru apportent des nuances que vous semblez ne pas connaître mais qui auraient donné à vos images un caractère doublement breton !!
Navrant, affligeant, stupide, grossier peut-être, arrogant sans doute, méprisant certainement. Je n’ose imaginer comment auraient réagi à une telle défection des poètes comme Xavier Grall, Youenn Gwernig, Glenmor… Voilà cinquante ans au moins que les artistes bretons se démènent avec un talent fou pour remettre leur musique sur les scènes françaises. Cinquante ans que les sœurs Goadec, les frères Morvan, Stivell, Diaouled ar menez, Yann-Fañch Kemener… des dizaines de sonneurs et de groupes de fest-noz, de chanteurs et d’instrumentistes incroyables nous disent cette Bretagne de musiques et de chants. Qu’avez-vous donc écouté durant ces cinquante ans ? Ces sempiternelles conneries que vous passez sur vos chaînes ? Ces insupportables scies avec les auteurs desquelles vous aimez tant vous afficher, question de rester entre people.
Honte à vous, honte à Déracine et désole !
Et que vibrent toutes les voix et les instruments de Bretagne et des autres régions de France qui bien évidemment subissent le même sort.
Et je cède la parole, la plume !, à J.M.G. Le Clézio qui, dans Chanson bretonne, parle d’un sonneur jouant dehors un soir et dont le vent porte la musique aux alentours. Il écrit : « Je crois que c’est cette musique qui porte l’éternité de ce lieu. Le monde a changé, c’est entendu, il a remplacé ses coutumes et ses costumes, il a un peu oublié sa langue. Mais si quelqu’un joue du biniou, là, un soir, dans la lande, dans le vent et la pluie, loin des maisons pour ne pas faire aboyer les chiens, tout ce qu’on a cru disparu reviendra. »