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Des mondes de musiques

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La musique de Cologne

Il est rare qu’un étranger s’arrête sur les scènes musicales locales et régionales en Allemagne, alors qu’elles sont impétueuses et passionnantes.

Un article de Birgit Ellinghaus

Birgit Ellinghaus travaille depuis des années dans le domaine des musiques du monde. Elle a présenté, fait tourner et enregistrer des artistes de dizaines de pays. Elle a collaboré avec l’Unesco, l’Institut Goethe, le Ministère de la Culture de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, la Philharmonie de Berlin et le magazine Folker. Elle gère également une agence artistique, Alba Kultur.

Gosto Delicato photo DR

L’Allemagne est avant tout mondialement connue comme un haut lieu de la musique classique, grâce à ses orchestres, ses chorales, ses écoles de musique, ses philharmonies et des festivals tels que ceux de Berlin, de Bayreuth, de Leipzig, de Dresde ou de Hambourg. Bien que des liens culturels très forts existent avec la France, les sons, les scènes et les ensembles des centres musicaux régionaux et locaux dans ce pays exotique qu’est le « Germanistan » sont encore « terra incognita ». Il y a peu de groupes – les 17 Hippies de Berlin, LaBrassBanda de Bavière ou Äl Jawala de la Forêt Noire – qui se sont frayé un chemin vers les scènes des festivals français. Les diverses scènes régionales de vos 86 millions de voisins vous restent inconnues, alors qu’elles ont beaucoup à offrir et qu’elles sont, d’une certaine façon, comparables aux scènes bretonne, occitane ou aux melting pots innovants de Marseille, Lyon ou Bordeaux. Je voudrais donc vous inviter à un voyage de découverte dans la plus ancienne de toutes les villes allemandes et dans le biotope de la tradition musicale rhénane : à Cologne.

Déjà, le nom « Köln » (fr. « Cologne », it. « Colonia ») fournit des informations sur ses origines : la ville, qui compte aujourd’hui plus d'un million d'habitants, a été fondée en 50 avant J.C., comme colonie romaine du nord – d’ailleurs presque en même temps que la ville provençale d'Arles (46 avant JC), qui doit également sa fondation aux Romains. Et comme sa sœur méditerranéenne l’est sur le Rhône, Cologne est située sur les bords d’un grand fleuve, le Rhin. C’est pourquoi la ville représente depuis plus de 2000 ans la porte et les oreilles du monde : c’est une ville de passage et de rencontres, d’abord pour les légionnaires, puis pour les soldats, les commerçants et les touristes qui y ont chacun laissé leur marque (la fameuse « Eau de Cologne » !). La ville a été la plupart du temps une ville libre gérée par des citoyens. Depuis sa fondation, elle n’a été qu’à de rares occasions sous domination étrangère, comme, par exemple, lors de l'occupation par les troupes de Napoléon. Seule l’Eglise catholique a joué durablement un rôle important, autant sur le plan politique, économique, culturel que moral, dans la vie des gens, ce qui se voit aujourd'hui encore dans le paysage urbain, avec la cathédrale et douze imposantes églises romanes, ainsi que dans le paysage culturel, où elle s’engage en tant qu'organisateur et que financier, en particulier pour la musique. La ville n’a pourtant pas été épargnée par l’histoire : elle a été inondée à plusieurs reprises, a brûlé lors de guerres, été presque complètement détruite par les bombardements pendant la Seconde Guerre mondiale. Dernière calamité en date : en 2009, des documents importants de l’histoire musicale ont été perdus dans l'effondrement des archives municipales de Cologne, à la suite d'erreurs de construction d’une ligne de métro, aggravées par un cas de corruption.

Cologne est probablement la ville d’Allemagne qui peut se vanter de la plus forte et de la plus ancienne union entre les traditions musicales et l'identité locale, et cela à travers les temps, depuis l’époque romaine jusqu'à nos jours. La ville a toujours abrité des milliers de musiciens amateurs et de professionnels de la musique qui, encore aujourd'hui, se rapportent activement aux diverses sources sur l'histoire de la musique de Cologne et qui donnent à ce biotope musical sa spécificité, son propre son urbain. Ces musiciens ont pour référence des images de musiciens mythiques et d’instruments de l'époque romaine, présents dans les archives et les musées, tandis que les vestiges de constructions romaines dans les rues maintiennent la mémoire collective en éveil. Il existe d'innombrables témoignages à propos d’ensembles de Cologne de différentes époques, de la chorale de la cathédrale aux grands orchestres. Ils ont exprimé les sentiments profanes et religieux du peuple et créé à chaque époque le son du moment. Et il y a toutes les histoires légendaires du peuple des « Veedel » (les quartiers populaires), qui ont produit une poésie populaire très spéciale, accompagnée de chansons profondes, critiques et humoristiques. Ici, le dialecte typique de Cologne, la langue du peuple, joue un rôle important. Il a intégré de nombreux éléments de la diversité linguistique qui a fait la richesse de la ville à toutes les époques. Ce dialecte, le Kölsch, est caractérisé par une intonation particulière, décrite comme « chantante et rhénane », complétée par une rébellion éloquente contre les autorités et une forme de résistance faite d’humour concis. Le Krätzcher en est l'incarnation musicale.

Souzaphone auf Hohenzollernbruecke photo DR

A l'origine, le Krätzcher (littéralement : « gratter », métaphoriquement : « provoquer ») était une forme de poésie satirique en dialecte Kölsch. Ces poèmes ont été repris à la fin du 18ème siècle par les ménestrels de la Rhénanie, chantés et orchestrés avec modération. Le Krätzchergesang est aujourd’hui l'une des plus anciennes formes de musique traditionnelle en Rhénanie. Au cours des deux guerres mondiales, le Krätzcher a atteint à de nouveaux sommets. Les difficultés économiques ont forcé beaucoup d’hommes à essayer de gagner au moins quelques centimes en chantant dans les rues. Par conséquent, l'accompagnement instrumental des chansons était généralement simple mais les paroles, qui étaient souvent polysémiques et reflétaient de façon laconique une certaine philosophie, donnaient une raison de sourire et réfléchir. Parallèlement, sur les scènes du carnaval de Cologne une forme particulière de Krätzcher a grandi : les poèmes humoristiques en dialecte kölsch ont été reliés à des éléments scéniques clownesques et présentées par des duos comiques caractérisés par leur opposition : gros et maigre, grand et petit… Après la Seconde Guerre mondiale, le Krätzcher a presque complètement disparu de la scène. Ce n’est que dans les années 1980 qu’il a connu une renaissance : le plus important groupe de rock en dialecte kölsch, Bläck Fööss, en a été l'étincelle initiale car les musiciens ont inclus le Krätzcher dans leur répertoire. Non seulement le public a été sensibilisé à cette ancienne forme de chanson de Cologne mais ils ont inspiré de nombreux autres artistes. A l'heure actuelle, le Krätzcher fait à nouveau partie du répertoire de la culture musicale locale. Parmi les représentants les plus importants de cette tradition, citons Gerd Köster et le duo Sakkokolonia.


Köster & Hocker : "Su vill Zick"

Le dialecte kölsch joue un rôle similaire à celui de l'occitan d’aujourd’hui, car il est la carte de visite, voire la carte d’identité, et l’élément constitutif de la scène musicale locale. Cette scène musicale, comme dans d'autres villes, épouse une grande pluralité de genres musicaux, tels que le jazz et les musiques improvisées, le rock et la pop, la musique baroque, la musique contemporaine d’avant-garde, l’électronique, le classique et même les musiques traditionnelles et du monde. Mais chaque genre de musique utilise le dialecte kölsch pour des créations actuelles. Les libres penseurs et les révolutionnaires s’expriment en dialecte dans leurs hymnes contre le racisme et la xénophobie : le mouvement «Arsch huh» (littéralement : « cul levé », métaphoriquement : « en marche ») et ses héros locaux – BAP, Bläck Fööss, Brings ou Höhner – déplacent depuis 25 ans les masses. Des professions ou des catégories de population ont également leur porte-parole musical, comme, par exemple, Köbes Underground (Köbes : « garçon » dans les brasseries de Cologne) ou la Pudelbande (groupe féminin lié aux jeux de cartes, basé dans un quartier populaire, qui chante le répertoire des travailleuses). Enfin, certains rituels religieux emploient des poèmes en Kölsch, tels que les chansons célestes des Paveier, les chœurs classiques et les orchestres tels que le Divertissementchen de Cecilia Wolkenburg.

Ensuite, il y a les paysages sonores des soi-disant « Immis », les nouveaux arrivants, les migrants et les réfugiés, qui représentent près de 40% de la population. A Cologne, il n'y a pas un groupe d'immigrants majoritaire mais de nombreuses grandes communautés : les rapatriés de Pologne, de Russie et d'Ukraine, les exilés d'Iran et de l'Afghanistan, les travailleurs migrants en provenance d'Italie et de Grèce… Les Arméniens, les Kurdes et les Turcs représentent d’autres grands groupes culturels, ainsi que les Asiatiques, les Latinos et, depuis 2015, les Syriens. Ils apportent tous une grande variété de sources musicales, de nouveaux instruments, des styles musicaux et des personnalités artistiques à la ville, qui est connue en Allemagne comme la forteresse du multiculturalisme tolérant.

Ramesh Shotham Photo DR

Certains conservent leur musique traditionnelle dans leur nouveau foyer au bord du Rhin et conservent la dimension traditionnelle de leur musique, principalement jouée pour leur propre communauté. Cependant, les grands maîtres – comme Ramesh Shotham, Daud Khan, Mariana Sadovska, Rhani Krija ou Maryam Akhondy

– voyagent dans le monde entier. Et la scène électro s’active autour d’eux, avec des créations sonores numériques dotées d’une forte couleur locale, portée dans le « Global Village » par l'équipe russo-allemande de DJ Kompott et d’autres.


Ramesh Shotham : « Gruß an Shiva (Greeting to Shiva) »


D'autres musiciens se lancent plutôt dans la recherche d'une nouvelle maison musicale et participent à des groupes interculturels et des projets progressistes. Ainsi, toute une cohue colorée – les protagonistes musicaux de Klaus der Geiger, Markus Reinhardt Ensemble, HopStop Banda, Menschensinfonieorchester ou Die Rheinrussen – font pousser les plantes sonores qui habillent la tour de Babel qu’est Cologne lorsque se mettent en branle des mouvements sociaux tels que l'Edelweisspiratenfestival, en mémoire de la résistance de Cologne pendant la dictature nazie, le Rheinisches Zigeunerfestival des Sinti et Roms locaux ou le festival de Newroz, « printemps des cultures » de la scène Kurde et irano-Kölsch. Toutes ces facettes de Cologne sont bien vivantes dans l’imaginaire sonore collectif de la ville.

Un rôle particulier dans ce biotope musical est dévolu au Carnaval de Cologne, qui réunit chaque année tous les groupes sociaux, ainsi que toutes les scènes et tous les genres musicaux, dans une fête cathartique. Il représente le temps de l'année où les règles de vie sont mises au défi et changent, où les gens se retrouvent dans les fêtes, où le nouveau se crée. En 2015, l'UNESCO a inscrit le Carnaval de Cologne sur la Liste nationale du patrimoine culturel immatériel :

« Il [le carnaval] transmet des sentiments de joie et donne la sensation de faire partie d'une communauté forte. Surtout en temps de bouleversement social, son pouvoir d’intégration est prouvé : la fête a donné un bel élan dans la période de la reconstruction de la ville après-guerre. La culture de l'accueil du carnaval est très forte. Les migrants trouvent un accès facile à la communauté régionale. Au sein de la communauté « jeck » [folle], se déguiser pour se glisser dans d'autres rôles, participer à des célébrations sauvages fait autant partie du carnaval que l'engagement volontaire et social. L'histoire de la fête du carnaval en Rhénanie remonte au début du 13e siècle. Elle est définie comme un seuil fixé immédiatement avant le Carême dans la période de l'année chrétienne. [...] Au début du 19e siècle, à Cologne, s’est développée une forme profane du carnaval. Depuis cette époque, le lundi du carnaval, un défilé masqué imite et caricature les grandes parades militaires.

Dans le carnaval, on peut repérer d’autres spécialités musicales de Cologne : le Schunkeln, les fanfares de cuivre, les marching bands et les ensembles de tambours. Dans les défilés, la musique festive provient principalement de marches militaires, jouées par des fanfares et des ensembles de tambours de la banlieue ou des villages qui entourent Cologne, de marching bands, comme le très innovant SchälSickBrassBand, ou de groupes de samba et batucada. Ces groupes se déplacent spontanément de bar en bar et accompagnent les défilés dans les quartiers. Dans les bals traditionnels, donnés dans des salles et des tentes, on entend surtout une forme particulière de la valse. Les spectateurs sont assis sur des bancs autour de longues et regardent de grands orchestres mener un programme de célébration joyeuse. Et, comme il n'y a pas de piste de danse dans la salle et qu’on ne peut pas non plus s’extraire des rangées de sièges, s’est développée à Cologne la seule danse qu’on effectue tout en restant assis : le « Schunkeln »! On accroche ses bras à ceux des personnes assises à droite et à gauche et on se balance ensemble tout en chantant de drôles de chansons à boire.

Humba party photo DR

Au cœur du carnaval multiculturel de Cologne existe un bal légendaire : le « Humba », organisé par le club du même nom. Humba a été initié par Jan Krauthäuser, qui est une figure incontournable en matière de traditions progressistes depuis plus de 25 ans. La mission de son mouvement va bien au-delà du carnaval car il veut libérer les traditions musicales locales des associations négatives avec l'époque nazie qui existent encore parfois. Au lieu de se tourner vers d’autres genres, comme le rock ou la pop anglophone, Humba reconstruit l'âme de Cologne sous sa forme multiculturelle la plus tolérante : la musique vue à travers les yeux et les oreilles des musiciens de la scène globalisée de la ville, revisitée et reconstruite. Le connu semble soudain étrange et les sons étranges et exotiques sont tout à coup très proches de l'esprit de la ville. Avec ce travail, Humba revitalise les valeurs originelles du carnaval, à l’inverse de ce que font les médias et les grandes sociétés, qui s’intéressent à ce carnaval qui draine plus d'un million de visiteurs par an.

Au cours des dernières décennies, le biotope Humba a créé un environnement fertile pour l’expérimentation musicale. De nombreux CD en ont émergé, comme la série de compilation « Humba n° 1 -à 4 ». Des rassemblements pour chanter ont lieu toute l'année (chaque dimanche, notamment, a lieu le « Singender Holunder »). Des festivals d'été, tels que «Humba-Sommersause» et « Schrebergarten-Tour », et des projets parallèles, tels que Edelweisspiratenfestival, sont également apparus. Toutes ces activités sont, pour la grande scène musicale de Cologne, des « laboratoires publics » qui permettent d’expérimenter autour de sons traditionnels et nouveaux et d'interagir avec les activistes locaux et les amis de partout au monde.
Cologne mérite d’être visitée – non seulement pendant les célébrations du carnaval, mais toute l’année pour se plonger dans ce biotope musical !

 

Liste de liens :

Les ensembles (sélection – par ordre d‘apparition dans l‘article) :

Gerd Köster

Sakkokolonia

BAP

Bläck Fööss

Köbes Underground

Ramesh Shotham

Daud Khan

Mariana Sadovska

Rhani Krija

Maryam Akhondy

Kompott DJ Team

Klaus der Geiger

Markus Reinhardt Ensemble

Menschensinfonieorchester

Die Rheinrussen

SchälSickBrassBand

 

Les films documentaires récents sur la musique de Cologne :

Hayden Chisholm: Sound of Heimat

WDR / Martina Pfaff: global lokal - Streifzüge durch eine neue Musikszene Kölns

 

Les événements et les festivals :

„Arsch huh“ movement
Edelweisspiratenfestival
Rheinische Zigeunerfestival 
Humba-Party 
Singender Holunder http://weisser-holunder.de/singender-holunder-jan-karthaeuser-koeln
Frühling der Kulturen – Newroz