Jeux de mains
Lettre à ces hommes qui nous font danser (et qui ont trop souvent le tort d’être des femmes).
Une jeune lectrice inconnue de nos services nous propose un Ethnogeste signé Epistémologyne. Epistémologix en profite pour passer la main ce dimanche . Nous le publions donc.
Epistémologyne
Epistémologix, c'est pas mal, mais c’est pas tout : je le soupçonne même d'être un mec. Alors comme la mode est à l’écriture inclusive, il serait temps d’inclure à ses écrits ethnotestostéronés quelque projet d’ethnœstrogène, histoire d’injecter un peu de parité dans l’histoire et de faire baisser la moyenne de mâles par ici. Mais ce n’est pas mon sujet. Mon sujet, c’est plutôt les mains. Celles qu’on vous tend dans la danse, celles qui vous prennent, celles qui vous lâchent. Car il arrive un moment où il faut bien se décider à se lancer sur le parquet. Or, à la différence d'une boule de bowling, un danseur doit prendre son courage et sa cavalière à deux mains. Soit, la danse est d'abord une question de pieds. Mais il n’y a pas qu’à la buvette qu’on parle avec les mains. Les mains aussi, ça vous pose un homme. Pas par terre, certes, mais l'air de rien, elles en disent long sur vous. Venons-en donc aux mains.
L'art de bien tenir sa dame exige du doigté. La danse n'est pas un sport. Ne cédons pas au mélange des genres. Ne nous prenons pas les pieds dans les faux pas tapis à l’ombre des confusions. Pour que l'âme sœur morde à l'hameçon, mieux vaut une paluche façon crochet ouvert que mousqueton verrouillé : on ne fait pas de l'escalade. Ou alors dans un second temps, et ailleurs. Les lames du plancher ne sont pas celles d’un sommier… Alors mieux vaut ne pas être pris la main sans le tact. Car la musique fait des pieds et des mains pour mener les danseurs au doigt et à l’ouïe.
La cavalière sera fort reconnaissante à son éphémère partenaire (quand bien même sont-ce des dames qui en endossent le rôle) de ne pas lui déboîter l’épaule lors d'une pastourelle ou d’une chaîne des dames : ses articulations ne sont pas en chewing-gum prémâché. De ne pas lui tordre le petit doigt dans un joyeux avant-goût d'arthrite déformante. De ne pas lui imprimer la marque indélébile d’une chevalière à cabochon sur les phalanges. Ou sur l’épaule : C'est cela qui perdit Milady dans Les Trois mousquetons. Car il y a ceux qui vous broient les métacarpes sans connaître leur force. Ceux qui se tiennent à vous pour garder leur équilibre et ne pas vaciller. Ou ceux qui vous tiennent un peu trop, vous prenant sans doute pour une vieille dame qu'il faut aider à traverser la rue, ou pour l’enfant récalcitrant que sa mère traîne de force à l’école comme la vache à l’abattoir.
Non : l'homme propose, la femme dispose. Faut savoir lâcher prise et laisser la main pour mieux donner envie de s'en remettre à nouveau entre les vôtres. Ne serait-ce que pour rappeler à la décence une robe qui se fait trop volante. Donc volage. En particulier, dans tous ces dérivés de la contredanse que sont les mixers et autres variations en cercle, en chaîne, en ligne, en quadrille, en quadrette* auvergnate ou en ce que vous voudrez, il y a un truc essentiel qui s’appelle l’anticipation, et qui nécessite de libérer à temps sa partenaire. Une libération anticipée avec remise de pogne. Si le jeu de mains se fait jeu de vilains, retour à la case prison.
(*On me dit dans l'oreillette que je confonds avec la cabrette, qui désignerait une pratique respiratoire intensive à base de chèvres)
C'est du couple ouvert, voyez ? Pas du couple fermé, comme dans une mazurka où le cavalier est seul à entretenir sa danseuse, la condamnant parfois à l'apnée ou à la respiration cutanée. On se laisse aussitôt qu'on s'est pris, on se quitte aussi vite qu'on s'attrape.
"On s'enlace, puis on s’en lasse" comme disait Guitry.
La contredanse préfère les sinuosités, nous offre ses courbes, en infléchit les volutes. Chaque danseuse doit donc demeurer libre de ses mouvements à tout instant pour pouvoir anticiper en aval la figure suivante sans devoir échapper à l'étreinte d'un partenaire qui s'agrippe à elle, l'empêchant de poursuivre son voyage. Si vous êtes prisonnier d'une poigne de fer qui ne vous lâche pas et vous oblige à vous torsader la colonne ou à vous arracher de la voilure pour déployer votre trajectoire, votre captivité va contrarier Kepler et ses lois de la gravitation harmonieuse.
Vous transformez la musique des sphères célestes et leurs douces ellipses en un machin heurté qui tiendrait plus du match de hockey sur glace, si vous voulez bien me suivre dans ces circonvolutions imagées. Notez, dans un swing débridé, ça peut être utile et pas désagréable du tout de sentir un solide centre de gravité qui vous défend contre cette traîtresse de force centrifuge avec une rassurante stabilité, vous permettant de vous la centripéter plus haut que votre col Claudine. Et puis, ne tombez pas non plus dans l'excès inverse. Gardez-vous de faire subir à votre partenaire le supplice de la « dead fish hand », qui ressemble un peu trop à la froide et molle viscosité d'un cabillaud sur l'étal du poissonnier.
Laissez-vous prendre en main par la sage maxime : Soyez fermes, les gars, mais sans être fermés.
Du muscle, du nerf, mais pas du verrou. N'emprisonnez pas votre cavalière à double tour de doigts dans une main de fer. Contentez-vous de lui offrir un bras qui ne faillit pas, sans vous agripper à elle comme à une planche de salut. Ou alors, c'est qu'elle le veut bien, mais ceci est une autre histoire, et c'est vous qui voyez avec elle.
Aux mieux-dansants les mains pleines. Et de cela, nous détournons le regard et nous en lavons les mains.