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Des mondes de musiques

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Jean-Michel Guilcher

Facilitateur perplexe du revivalisme français

 Par François Gasnault

La disparition, le 27 mars dernier, dans sa cent-troisième année, de Jean-Michel Guilcher a suscité une vive émotion, même si on note qu'elle s'est davantage extériorisée chez les musiciens, chanteurs et danseurs du trad' que dans les milieux de la recherche en sciences humaines et sociales. Avec les trois générations issues du couple fusionnel qu'il a formé avec sa femme Hélène, les premiers composaient d'ailleurs l'essentiel de l'assistance qui s'est rassemblée pour les obsèques à Meudon, la commune proche de Paris où il résidait depuis la fin de la guerre. Il n'y a pas lieu de s'en étonner. Presque aucun des collègues de Guilcher qui travaillent et publient aujourd'hui dans le champ de l'ethnologie de la danse n'a eu l'occasion de suivre son séminaire brestois, qui s'est arrêté, avec le départ en retraite, en 1979 : depuis, les objets comme les méthodes de la recherche ont été profondément renouvelés. Cela n'a pas empêché des individualités, nées bien après Guilcher, de percevoir la solidité, la pérennité et la fécondité de ses publications mais leur transmission et même leur discussion ne figurent plus depuis longtemps à l'agenda d'un laboratoire. Au contraire, pour beaucoup de praticiens des musiques et des danses traditionnelles, l'oeuvre reste une référence indépassée ; ceux d'entre eux qui ont eu la chance de rencontrer celui qu'on surnommait « le Doc » ou au moins d'échanger au téléphone avec lui ont été et resteront marqués par un homme d'une infinie pénétration mais aussi d'une délicatesse, d'une bienveillance et d'une simplicité d'approche également rares.

Pour l'hommage qu'on voudrait rendre ici à Jean-Michel Guilcher, enquêteur hors pair et durablement sur la brèche, mais théoricien tardif – il a attendu 2009, l'année de ses 95 ans pour publier deux ouvrages de synthèse[1] –, on se dispensera de répéter, a fortiori de résumer, ce qu'il a énoncé avec la clarté et l'élégance d'expression qui caractérisaient toujours ses propos. Car il semble qu'il y ait mieux à faire. Tenter par exemple de cerner ce qu'il a apporté, intentionnellement ou pas, aux tenants du folk et de l'esthétique « trad », un mouvement culturel, esthétique et politique dont il ne cautionnait presque aucun des présupposés mais qui se savait débiteur à son endroit. Ce qui amènera à se demander si cet homme qui a d'abord exercé les métiers d'animateur (1936-1942) puis d'éditeur (1942-1955) avant de devenir chercheur « statutaire » au CNRS (1955-1979), n'a pas garanti la cohérence de son parcours en variant simplement les moyens de servir une seule cause, foncièrement éducative. Durant les vingt premières années de sa vie d'adulte, Guilcher est en permanence immergé dans les courants pédagogiques innovants de « La Nouvelle Éducation » et dans les réseaux de l'éducation populaire, comme par exemple, au cours des années 1950, la Ligue de l'enseignement dont il connaît le président de la commission Folklore, Paul Delarue, grand spécialiste du conte merveilleux, et les CEMEA[2] où travaille son ami William Lemit. Mais c'était déjà le cas bien avant, avec Éducation et mouvement, l'association fondée et dirigée par Maud Pledge dont l'enseignement, suivi à partir de 1937, l'a tant marqué, comme dans la troupe de comédiens et de danseurs qu'il rejoint au moment du Front Populaire et qui tourne dans tout le pays, puis à la branche lyonnaise du mouvement Jeune France qui le recrute au début de l'Occupation, enfin aux côtés de Paul Faucher, le fondateur de la collection des Albums du Père Castor, qui en fait durablement son bras droit. Dans toute cette mouvance, la pratique de la danse sociale est prônée parce qu'elle apporte aux enfants et aux jeunes gens la maîtrise du mouvement et des déplacements dans l'espace, les aidant ainsi à construire l'estime de soi et les rendant plus aptes à contribuer à ce qu'on appelle de nos jours le « vivre-ensemble ». De ce fait, Guilcher aborde la danse bretonne comme un répertoire parmi tant d'autres auxquels il se forme, sans qu'elle remue chez lui on ne sait quelle fibre identitaire et sans qu'elle réveille davantage la nostalgie du pays perdu, au vrai allègrement déserté à sa majorité, au bénéfice de la capitale. Plus largement, c'est en formateur qu'il commence à s'intéresser aux danses dites folkloriques. Et quand il en vient à les considérer comme un objet d'étude, la curiosité intellectuelle l'y pousse sans doute moins que le scrupule de l'éducateur, soucieux de l'exactitude de son enseignement, convaincu, autrement dit, du devoir de rectitude que lui assigne la transmission d'un savoir à des enfants et à des adolescents. Le même impératif catégorique, au ressort essentiellement moral, le fait passer de l'indifférence pour les thèses culturalistes à leur déconstruction, quand il prend conscience que les théories qui « fondent » le discours historique sur la danse ne sont qu'un fatras d'hypothèses ni démontrées ni démontrables, mais possiblement toxiques si elles sont mises au service des propagandes nationalistes et racistes. Aux représentations complaisantes de danses dont l'origine se perdrait dans la nuit des temps, il oppose, documents à l'appui, des faits historiques, précisément attestés, qui prouvent la – relativement – faible ancienneté de la plupart des danses connues, leur incessante circulation, tant géographique que sociale, laquelle rend vaine toute appropriation au nom d'un territoire ou d'une population. Il montre aussi l'importance du dialogue, sans cesse relancé, entre tradition et variation ; il insiste plus encore sur les lacunes rédhibitoires des connaissances car l'histoire de la danse populaire est le plus troué des tissus : il est permis de le déplorer mais pas de compenser l'ignorance forcée en donnant libre cours à l'imagination.

En quelque sorte absorbé par l'objet de recherche qu'il a investi mais qui se révèle à son tour envahissant ou du moins débordant, le chercheur qu'il est devenu, tardivement, on l'a dit, mais résolument et qui l'est demeuré bien après sa retraite officielle, reste en cohérence avec son parcours antérieur de transmetteur : directement et au sens propre enseignant-chercheur, par ses conférences, son séminaire et ses écrits publiés ; indirectement par l'intermédiaire des instructeurs de l'ADP, l'Atelier de la danse populaire, dont, sans la provoquer, il a inspiré la création, même si cette association s'inscrit dans le prolongement – ou la résurgence – d'un cours qu'il avait assuré au quartier Latin, au tournant des années 1950 et 1960, pour les camarades de faculté de ses enfants. Lesquels avaient amorcé leur apprentissage de la danse avec Miss Pledge[3] et l'ont poursuivi avec leurs parents, notamment en participant à leurs enquêtes ethnographiques. Des années 1930 au début du 21e siècle, Guilcher aura donc assuré la transmission sans solution de continuité d'une certaine approche, d'une certaine compréhension de la danse sociale : ni en initiateur – le mérite en reviendrait plutôt à Pledge – ni en marionnettiste – le Doc était tout sauf un manipulateur –, mais comme un maillon pas tout à fait ordinaire, pour tout dire comme l'anneau d'or de cette chaîne auquel des cohortes de stagiaires ont pu se relier.

Pour autant, il n'a jamais prétendu tenir le rôle du père spirituel du folk revival à la française et il s'est même montré très réservé à l'égard de l'emploi par le mouvement trad' du vocable de tradition, où il voyait un abus de langage frisant la malhonnêteté intellectuelle. Ce qui, en retour, n'a pas forcément été bien vécu et moins encore compris par des interlocuteurs ne mesurant pas toujours la portée des mots qu'ils employaient, quelles que soient par ailleurs leur sincérité et l'importance socio-culturelle du mouvement dont ils ont été les porte-étendards.

Comme l'a écrit l'anthropologue et philosophe Gérard Lenclud, « la tradition n'est plus ce qu'elle était[4] », ne serait-ce que parce que chacun a entendu ce mot dans sa modalité propre. Guilcher, en ethnographe et en historien de la danse sur la très longue durée, s'est intéressé, en resserrant toujours davantage la focale, aux fonctions et aux mécanismes de la tradition orale dans une organisation sociale inscrite elle-même dans une trame historique qui est partie en lambeaux durant la première moitié du 20e siècle. Pour désigner cette organisation qu'il a vu sombrer, il évitait de parler de « société traditionnelle » et préférait l'expression d'« anciens milieux paysans ». Ses enquêtes de terrain, en lui procurant comme informateurs les derniers représentants de ces « milieux », lui ont permis d'appréhender, dans le double registre du sensible et du réflexif, ce qu'ils avaient été au plus haut de leur vigueur. Soit une juxtaposition de communautés non pas autarciques mais auto-suffisantes, digérant et métabolisant leurs nombreux emprunts aux cultures urbaines, bourgeoises, voire ultra-marines, comme il avait pu le vérifier dans cette Basse-Bretagne que ses ports de guerre et de commerce connectaient à tous les continents, depuis la première mondialisation au temps des grandes découvertes.

En pratiquant l'ethnographie d'urgence et de sauvegarde qui était pour tous les collègues de sa génération la seule concevable autant qu'elle était nécessaire, il a rencontré, comme Lévi-Strauss avec les Nambikwaras quoique beaucoup plus près de la tour Eiffel, une humanité radicalement autre, irréductible à celle dont lui-même pouvait en conscience se réclamer, qu'il s'agisse du milieu social, du mode de vie ou des systèmes de représentation. Aussi était-ce pour lui se payer de mots et rester à la surface des choses que de vanter, au cœur de la société de consommation, le prolongement et le renouvellement, soi-disant incessant, de la tradition, là où il y avait au mieux réappropriation – bienvenue – de formes culturelles décontextualisées : encore n'avait-elle été rendue possible que par l'action volontariste de personnes à tous égards étrangères au monde qui les avait secrétées et dont il fallait faire son deuil, sans espoir de retour. Après tout, les promoteurs de la révolution interprétative dont la musique dite baroque a bénéficié et qui lui a permis de trouver une très large audience, au reste sans commune mesure avec celle qu'elle avait obtenue en son temps, n'ont jamais prétendu s'inscrire dans la continuité de la société aristocratique des cours européennes des 17e et 18e siècles.

Si péremptoirement logique et si pertinente que soit la démonstration, elle procède aussi, toutefois, d'une absence de considération – au sens propre du terme – pour le mouvement revivaliste, à la fois parce qu'aux antipodes de ce que Guilcher cherchait à comprendre, il n'a jamais été l'objet de ses observations et parce qu'il s'est rapidement déployé très au-delà du champ de l'action pédagogique : de fait, l'idéologie de l'éducation émancipatrice, à laquelle l'ethnochoréologue restait attaché par fidélité aux cercles de l'éducation populaire qui l'avaient formé, n'est pas restée le ciment de la mouvance trad'. Mais il apparaît aussi que, convaincu que la culture de masse, telle qu'elle s'est imposée dans la seconde moitié du 20e siècle, a réduit à néant l'autonomie des acteurs, Guilcher a méconnu, parce qu'elles lui paraissaient dépourvues d'assises, la capacité réélaboratrice comme l'aptitude créatrice que ne cessent de manifester musiciens et chanteurs du trad', a fortiori du néo-trad'.

Qu'ils soient historiens, sociologues ou anthropologues, les chercheurs qui investiguent aujourd'hui le champ culturel posent généralement un diagnostic moins tranché, en soulignant les marges de négociation dont disposent et se servent, pour faire plus d'un pas de côté, les communautés informelles entre lesquelles se fragmente un improbable public. Ils ne considèrent pas pour autant comme périmés les travaux de Jean-Michel Guilcher, bien au contraire : observateur irremplaçable de ce dont plus personne ne peut aujourd'hui témoigner, il a livré des outils d'analyse des processus de transformation applicables à bien d'autres objets sociaux que le chant ou la danse. Quant aux musiciens et aux danseurs, amateurs comme professionnels, il les aide encore à appréhender plus intimement, plus profondément, de la façon la mieux appropriée, les répertoires qu'ils pratiquent. Sa lecture, ou la transmission par exposé de ses conclusions, telle que de nombreux stages l'ont assurée et l'assurent encore, aident à capter la résonance qui relie, malgré tout, le chanteur ou le danseur paysan d'hier ou d'avant-hier à ses émules de l'urbanité post-moderne.

 

[1] Danses traditionnelles en Pyrénées centrales chez Cairn et, à L'Harmattan, Danse traditionnelle et anciens milieux ruraux français : Tradition, Histoire, Société.

[2] Centres d'Entraînement aux Méthodes d'Éducation Active.

[3] Du moins les deux aînés, Yves et Naïk.

[4] Titre d'un article fameux paru en 1987 dans la revue Terrain où il reprenait un exposé qu'il avait présenté à un auditoire de « folkeux » participant à un stage organisé à St-Malo par la mission du patrimoine ethnologique et Dastum.