Il aurait peut-être fallu écouter les bardes… Avant que ça barde !
Etienne Bours ( Photo ouverture : Woody Guthrie Photo DR)
Au début des années 70, notre ami Jacques Vassal avait publié dans la Collection Albin Michel / Rock & Folk, son livre La nouvelle chanson bretonne. Je le lisais à l’université, pendant les cours de droit fiscal dispensés par mon propre père – ça ne s’invente pas ! Jacques, je préférais de loin ta matière à celle de mon père qui le comprendra très bien peu de temps après.
45 ans plus tard, j’écoute et ré-écoute encore Gilles Servat, Alan Stivell et les autres parmi lesquels Glenmor que je redécouvre vraiment aujourd’hui, même si je le vis sur scène à l’époque. A l’écoute de ce qu’ils ont chanté, comment résister à l’envie de jeter leurs textes au milieu du vaste foutoir actuel ?
Et comment ne pas penser à ces bardes, troubadours, griots et autres chanteurs populaires qui ont sans doute souvent exprimé tout haut ce que beaucoup pensaient tout bas ? La majorité silencieuse s’ébrouait un peu à les entendre sonner le glas de son silence, d’aucuns se réveillaient, d’autres se rassemblaient.
Ecoutez donc Glenmor chanter Nous ne ferons pas pleurer Paris :
Nous ne ferons pas pleurer Paris
sur tous les morts de ses guerres
nous ne ferons pas trembler Paris
aux portes de ses cimetières
ils sont couchés si loin, en franche Lorraine
qu'ils soient Nord ou Midi, Flandres ou Savoie
ils sont terrés si bas, si grande la plaine
que Paris les honore parce qu'ils ne dérangent pas
les morts de la guerre
Nous ne ferons pas rire Paris
sur les sentiers de la misère
nous ne ferons pas chanter Paris
l'amour des hommes de la terre
ils sont penchés si bas
le vent les tenaille
qu'ils soient Sud ou Noroît
Auvergne ou Bressan
ils ont rêvé si loin du bruit des batailles
que Paris les oublie
au creux de leur champ
les fils de la glèbe
Nous ne ferons pas prier Paris
sur les chantiers de la froidure
nous ne ferons pas rougir Paris
des mal logés que la faim torture
ils ont tant tant subi
de mépris et de haine
qu'ils soient noirs ou d'Asie
jaunes ou d'ailleurs
ils ont tant écrit
au livre de la peine
que Paris les encarte
quand ils tremblent de peur
les chiens de main-d'œuvre
Mais ils feront trembler Paris
parce qu'ils refusent la vérole
des princes de sang aux gueules d'aboyeurs
mais ils feront hurler Paris
et ses gardiens de nécropole
les flics sur pavés trembleront de peur
Quand un Etat se veut maître et policier
pour tenir sous boisseaux la rage des enchaînés
quand les vents occitans
se font aux vents de Bretagne
quand le chant de la plaine
mène la guerre des montagnes
quand un peuple se lève
et s'essuie les genoux
qu'il se dit marche ou crève
mais crève debout
Paris tu peux fermer
tes bagnes et tes galères
tes remparts et tes rues
ont l'odeur des égouts
Paris tu peux trembler
tes esclaves sont en guerre
tes fausses républiques
n'ont que faire chez nous.
Bretagne encore : souvenez-vous de Servat chantant Les prolétaires dans les années 70, chanson qu’il chantait encore cet été à Douarnenez.
En voici la dernière partie :
« A Nantes, à Rennes ou à Brest,
Du travail, il n'y en a guère.
Ils voudraient rester chez eux.
Alors comment faire ?
Déplacer toutes les usines ?
C'est complètement con !
Eux ! Qu'ils viennent dans la capitale.
Pour le patron, c'est plus valable.
Mais de tous ces immigrants,
Qu'est-ce qu'on va en faire ?
Mais de tous ces immigrants,
Qu'est-ce qu'on va en faire ?
S'ils viennent dans la capitale, tra la la la lair
Même en faisant plein de fonctionnaires,
Y' aura toujours trop de prolétaires.
S'il y a trop de chômeurs,
Y'aura du désordre.
Il faudra des policiers
Pour maintenir l'ordre.
Hitler le disait déjà :
"Un chômeur c'est pas rentable.
Un soldat, ça coûte moins cher.
Et c'est bien plus raisonnable."
Mais de tous ces policiers,
Qu'est-ce qu'on va en faire ?
Mais de tous ces policiers,
Qu'est-ce qu'on va en faire ?
Ils s'en iront à la ville, tra la la la lair,
Taper sur les ouvriers,
Taper sur leurs frères.
Ils s'en iront à la ville, tra la la la lair,
Taper sur les ouvriers,
Taper sur leurs frères ! »
On peut continuer à volonté avec les textes de Youenn Gwernig, de Serge Kerguiduff ou de Evgen Kirjuhel… mais attention ça peut faire mal, très mal.
« Pays d'Occident
Tu t'es brisé les dents
Pays d'Occident
Le soleil est rouge à l'Orient
Pays d'Occident
Tu n'as plus de gouvernail
Tu vas perdre la bataille
Un temps pour la paix
Un temps pour la guerre
Tremblez députailles
Tremblez sacristains
Ils sont crevés vos saints
Il faut prendre les fusils
Pas de paix avec les fleurs
D'ailleurs les fleurs ça fane
Prenez à la main un bâton
Un bâton de vengeance
Un bâton d'espérance
Un bâton de pèlerin »
(Pèlerin de Serge Kerguiduff)
Aujourd’hui, certains économistes, sociologues, démographes, historiens… nous disent que notre monde occidental libéral à outrance est en fin de civilisation, comme s’il n’avait « plus de gouvernail »…
D’autres avaient dit qu’ils prendraient les armes si nécessaire. Pete Seeger avait écrit la chanson Bring ‘em home parce qu’il voulait qu’on fasse revenir les GI’s du Vietnam (il reprendra la chanson au moment de la guerre en Irak) mais il la termine par un couplet qui en dit long :
There’s one thing I must confess
I’m not really a pacifist
If an army invaded this land of mine
You’d find me out on the firing line
Je dois vous confesser une chose
Je ne suis pas vraiment pacifiste
Si une armée envahit mon propre pays
Vous me trouverez dehors en première ligne
(Bring ’em home)
Boris Vian terminait Le Déserteur avec une mise en garde du même type : « prévenez vos gendarmes que je tiendrai une arme et que je sais tirer ». Mais la chanson fut adaptée pour devenir un hymne pacifiste. Mouloudji demanda à Vian d’opérer quelques changements, notamment sur cette fin qui devient « que je n’aurai pas d’armes et qu’ils pourront tirer ». Le déserteur deviendra, dans les années 60 et suivantes, un hymne à la paix chanté par d’innombrables chanteurs en de très nombreuses langues, de Serge Reggiani à Maxime Le Forestier (Renaud réécrira une version bien à lui), des Sunlights à Hugues Aufray, de Peter, Paul & Mary à Joan Baez. Nous étions tous pour cette version en faveur de la paix, qui fut d’ailleurs souvent interdite en radio parce que anti-militariste. Il n’empêche qu’il est des gens qui n’ont peut-être pas d’autre choix que de prendre les armes. Malheureusement.
Faudrait peut-être écouter les bardes. De tous pays bien sûr.
Bretagne encore avec cette chanson des sardinières de Douarnenez, reprise avec talent par Marie-Aline Lagadic et Klervi Rivière : Saluez riches heureux. Une chanson de la Belle Epoque qui fut sans doute chantée en d’autres régions mais qui devint un hymne des Penn sardines dans les années 20 et fut évidemment interdite. En voici simplement la dernière partie :
« Saluez riches heureux
ces pauvres en haillons
Saluez ce sont eux
qui gagnent vos millions.
Combien sont-ils d'ouvriers, d'ouvrières
Blessés soudain par un terrible engin
Que reste t-il pour eux c'est la misère,
En récompense d'aller tendre la main.
Et sans pitié laissant mourir ces braves
Après avoir rempli leur coffre d'or
Les travailleurs ne sont que des esclaves
Pour le courroux des maîtres du trésor »
Les pays anglo-saxons n’échappent pas à la règle évidemment, ils ont eu plus d’un chanteur, plus d’un marchand de petits formats (broadsides) pour faire circuler l’avis des « bardes ».
The Song of the lower classes en est un bon exemple :
« we’re far too low to vote the tax
but not too low to pay…
We’re not to low the grain to grow
but too low the bread to eat…
We’re not too low the cloth to weave
but too low the cloth to wear…
we’re not too low to kill the foe
but to low to share the spoil… »
Ecrite par Ernest Jones, cette chanson intervient au sein d’un large mouvement social en Angleterre ; les ouvriers réclament une série de droits fondamentaux et tout leur est refusé. Beaucoup sont arrêtés et condamnés ; c’est le cas de Jones emprisonné durant deux ans. A sa sortie, il fonde un journal Notes to the people, dans lequel il publiera cette chanson en 1852.
Martin Carthy en chante une très belle version à plusieurs voix ; Ewan Mclennan en chante une autre dont les paroles ont été légèrement modifiées par Bob Davenport. A l’heure où certains bardes sont des rock-stars, ce système vieux comme le monde, cette tradition de chansons qui dénoncent, ne disparaît pas avec les vieilles rengaines oubliées. Bruce Springtseen en réveillant l’esprit de Tom Joad a ravivé l’œuvre de John Steinbeck et celle de Woody Guthrie :
« Now Tom said "Mom, wherever there's a cop beatin' a guy
Wherever a hungry newborn baby cries
Where there's a fight against the blood and hatred in the air
Look for me mom I'll be there
Wherever there's somebody fightin' for a place to stand
Or a decent job or a helpin' hand
Wherever somebody's strugglin' to be free
Look in their eyes Mom you'll see me »
(Cette chanson The ghost of Tom Joad a inspiré le groupe Mendelson pour leur chanson Le soulèvement sur l’album Sciences politiques)
Ils sont – nous sommes – nombreux à l’espérer ce Tom Joad qui viendra mener la lutte comme le héros de Steinbeck. Il semble avoir disparu au profit d’une foule peut-être en manque de leader. Alors, si le fossé social reste profond et tend à s’approfondir encore, certains se tournent vers la foi, cherchant en Dieu l’aide et le réconfort nécessaires. Qu’ils n’écoutent pas trop les bardes, ils pourraient recevoir quelques mises en garde ! Comme celle qui valut au chanteur lui-même, l’Argentin Atahualpa Yupanqui, plusieurs jours de prison et qui s’intitule Preguntitas sobre Dios :
Yo canto por los caminos,
y cuando estoy en prisión,
oigo las voces del pueblo
que canta mejor que yo.
Si hay una cosa en la tierra
más importante que Dios
es que nadie escupa sangre
pa’ que otro viva mejor.
¿Qué Dios vela por los pobres?
Tal vez sí, y tal vez no.
Lo seguro es que Él almuerza
en la mesa del patrón.
Moi je chante par les chemins
Et quand je suis au cachot
J’entends la voix du peuple
Qui chante bien mieux que moi.
Il est une affaire sur terre
Plus importante que Dieu
Que personne ne crache le sang
Pour que d’autres vivent mieux.
Dieu veille-t-il sur les pauvres?
Peut-être oui, peut-être non.
Mais il est sûr qu’il déjeune
À la table du patron.
Il est sans doute essentiel d’écouter ce qu’ont à dire tous ces bardes du monde dont le rôle traditionnel était de faire la louange, la satire ou le blâme. Si l’on a encore, romantiquement, appelé « bardes » certains chanteurs de chez nous, c’était évidemment plus symbolique qu’autre chose, particulièrement en Bretagne où l’on aurait voulu retrouver le pouvoir quasi sacré de cette fonction. Malheureusement, bardes, bateleurs, acteurs, poètes, bouffons… ne sont plus que des saltimbanques, des amuseurs, éventuellement des garants de la liberté d’expression qu’on tente néanmoins de museler dès que l’expression en question pose justement les questions qui dérangent. Jean Ferrat fut censuré des dizaines de fois.
Il faudrait pourtant les écouter, comme on consulte un baromètre, un thermomètre, voire comme une manche à air d’aéroport. Prendre la direction du vent et changer le cours des choses pour éviter de regrettables catastrophes. Et bien non : circulez ou chantez-nous le top cinquante, vous passerez à la télé et à la radio !