François Breugnot
Itinéraire "ordinaire" pour un Musicien essentiel !
François Saddi
Depuis plus de 40 ans, le violoniste chanteur clermontois explore les musiques du Massif Central.
Photo ouverture : Véronique Chochon
Il fonde au début des années 2000 avec divers musiciens La Fabrique et Aligot Eléments, rejoint Le Comité quelques années plus tard, participe à de multiples projets et fait aujourd’hui partie de nombreuses formations comme Voyage de nuit, The Factory Wall, Cordofonic, Tatu Trio, Toss n'Turn… Son 1er album, "Finissez d’entrer" (1997) en duo avec Cyril Roche fit à l’époque beaucoup de bruit dans le Landerneau des musiques traditionnelles du Centre France. Alors que sort aujourd’hui son tout dernier opus, "Passa Aqui !", 1er album du Tatu Trio, fondé il y a 2 ans avec le guitariste Philippe Guidat et le percussionniste Mag Mooken, prenons quelques instant pour le découvrir plus avant.
Tout d’abord François, peux-tu décrire à grands traits ton parcours artistique : formations, rencontres marquantes…?
Je suis un musicien qui a commencé à 10 ans par un itinéraire tout à fait ordinaire : le conservatoire, à Clermont-Ferrand, avec une envie de violon née dans la découverte de l'instrument dont notre instituteur de CM2 nous donnait quelques aperçus, en guise de récompense et sans doute aussi pour ouvrir l'esprit des enfants de cette classe... Et puis vers 15 ans, la découverte des musiques du revivalisme en France et en Irlande grâce à différentes écoutes de vinyles, cassettes, et à l'intérêt de ma mère pour la culture occitane (Marti, Rosina de Peire, les Perlinpinpin), fût déterminante. De stages en stages, de concerts en bals, de festivals (plus de 20 ans à St Chartier, un pèlerinage annuel...) en festivals, je me "suis appris" à traduire les sons que j'entendais, sur mon violon. Beaucoup de compagnonnages aussi avec des "frères d'armes" qui sont restés des amis. Ayant filtré l'influence de plusieurs "maîtres" toujours à l'affût du dernier disque (l'importance de l'apprentissage oral, ou "aural" comme dirait A. Savouret), je me suis petit à petit fabriqué mon identité sonore, pas seulement à partir du son des anciens violoneux, mais aussi en intégrant en partie des langages élaborés sur d'autres instruments (comme les cornemuses par exemple).
J'ai eu la chance de côtoyer de nombreux musiciens qui inventait des outils de transmission et de structuration d'un milieu naissant comme l'association des Musiciens Routiniers, et tous les artisans des associations qui deviendraient plus tard les Centres Départementaux de Musiques et Danses Traditionnelles (Principalement dans le Puy de Dôme, la Haute-Loire et le Cantal). J'ai pu longtemps échanger, jouer puis avoir une activité de groupe avec Jacques Lavergne par exemple, ou Eric Cousteix qui m' a fait découvrir "in situ" la musique et les musiciens du plateau de l'Artense. Je joue, en parallèle, depuis longtemps musiques d'Auvergne et musiques d'Irlande, en étant ouvert à des cultures et des expressions différentes. Je pense que le violon n'est pas l'instrument d'une seule musique, surtout aujourd'hui, de par la plasticité de ses modes de jeu et son potentiel expressif (sauf à très haut niveau peut être en raison de l'exigence des musiques savantes occidentales, orientales ou indiennes...).
Aligot Elements - Photo DR
La période autour des années 2000 a été d'une grande richesse parce que j'ai commencé à jouer avec Cyril Roche, Laurent Cavalié au sein de La Fabrique et Sylvie Mathé, Fabrice Planchat, Philippe Faurie, Jean-Paul Faurie et Richard Hery au sein d'Aligot Eléments. On a senti un élargissement et un plaisir du public autour de musiques traditionnelles dont nous proposions une interprétation qui jouait avec les codes et les influences, qui apportait autant aux oreilles qu'aux pieds...
En tant que professionnel, j'ai toujours été à l'aise avec l'intérêt que peuvent porter des musiciens d'autres horizons sur les répertoires traditionnels, dans le travail de création et aussi parce que ces musiques trouvent dans la rencontre avec d'autres formes et langages des possibilités d'évolution et d'émancipation. Le contexte culturel et social dans lequel elle sont nées et se sont développé initialement n'est plus mais nous avons besoin de l'énergie de ces musiques, de la danse, des univers sonores et poétiques qu'elle fabriquent, j'en veux pour preuve l'engouement rencontré chez les jeunes musiciens et les enseignants quand on construit et réalise avec eux des projets d'initiation au sein des établissements d'enseignement musical ; d'ailleurs l'enjeu de l'élargissement de la pratique se situe sans doute là.
La Fabrique - Photo Jodie Way
Il y a aussi je crois la musique irlandaise et un engagement en tant que formateur ?
Comme je le disais plus haut, je me suis initié à la musique irlandaise très tôt et je suis familier de cette culture. Elle m'apporte son énergie qui a précédé l'invention du rock n' roll ! Elle a aussi pour elle d'être pratiquée par des artistes de nombreuses nationalités. Quand on a créé "Voyage de Nuit" il y'avait Nuala Kennedy qui est flûtiste et chanteuse irlandaise, Fiona Black qui est accordéoniste et écossaise et trois musiciens français mais avec trois cultures différentes. La musique de Nuala et Fiona a apporté d'emblée un style et un caractère, mais nous avons établi un vrai dialogue entre des cultures quand même assez différentes.
Voyage de Nuit - Photo Jodie Way
Je suis aussi un enfant du rock, j'ai la chance d'appartenir à la génération qui a "pris dans les oreilles" Bob Marley, Police, the Clash, Jo Jackson et aussi le rock alternatif français, les Dead Kennedys et la liste est longue... D'ailleurs quand j'étais adolescent, il était de bon ton de choisir son camp musical et je dissimulais souvent aux autres ma dévotion pour les musiques d'Irlande et d'Auvergne. Les jeunes aujourd'hui ont beaucoup moins de problèmes avec la variété de leur goûts je trouve...
J'ai effectivement consacré beaucoup de temps à la transmission et aux projets avec des enseignants et des élèves. Parce que la formation à ces musiques manque d'ambition en France (même si on a aujourd'hui de très bons enseignants spécialisés un peu partout, y compris dans le circuit de l'institution) ; parce que les musiques traditionnelles ne sont pas encore assez sollicitées dans l'institution de l'enseignement et ensuite parce que les contenus possibles, les entrées pédagogiques de ces musiques, au delà de l'intérêt esthétique et de l'édification de l'artiste amateur ou professionnel, apportent un complément à une somme de domaines très concrets comme la sonorité, le contenu rythmique, la sensibilité aux échelles sonores, et la force du geste musical destiné aux danseurs par exemple. Pour ma part, je suis très heureux de pouvoir intervenir chaque année dans au moins un conservatoire et le retour humain est toujours une belle récompense.
Tu n’hésites pas, dans les différentes formations que tu as fondées ou auxquelles tu participes, à confronter les musiques traditionnelles du Massif Central à d’autres genres musicaux, que ce soit au jazz, aux musiques électriques ou amplifiées ou aux autres musiques traditionnelles et/ou populaires ?
Oui c'est dans ma nature est c'est mon expérience humaine. J'ai tellement eu d'émotions en écoutant des musiciens d'autres cultures que j'ai un réel besoin d'essayer de traduire un idéal confraternel entre différents mondes (cultures musicales et culture tout court). Il y'a aussi un aspect politique à cela, dans la mesure où la musique est l'illustration, partout, de la curiosité et de le porosité entre musiciens et langages, de l'abolition de barrières sociales, ethniques (ou du moins elle les rend possible) donc d'une action "anti-oxydante" sur les individus qui partagent des espaces.
Et puis il y'a une recherche d'actualisation du sens donné à des musiques qui sont définies comme régionalisées, voir régionalistes, donc qui rentrent en collision avec les sons du présent (chansons anglo-saxonne ou française, musiques électroniques...) à la nature prétendue universelle (on voit là que le marché mondial de la musique est aussi un théâtre d'affrontements...).
J'éprouve une attraction naturelle vers des projets qui intègrent les dimensions des langages rythmique et harmonique tant ceci fait partie de ma culture individuelle, mais ce n'est pas suffisant pour créer quelque chose de satisfaisant.
Pour le tout 1er album du Tatu Trio (cf chronique sur le site), la bourrée à 3 temps se frotte au Flamenco. On a ici une forme chorégraphique ancrée dans une tradition vieille de plusieurs siècles avec une forme populaire plus récente. Quelques mots sur cette rencontre assez improbable avec la danse en trait d’union ?
Je trouve évident la proximité de conception entre la bourrée à 3 temps et la musique flamenco, et nous travaillons à mettre à profit cette fraternité dans Tatu Trio, et c'est là qu'est l'intérêt, c'est à dire que les rythmes flamenco peuvent s'adapter aux rythmes des bourrées avec fluidité mais une autre conséquence de ce travail est que l'accentuation et le phrasé des bourrées s'en trouvent ouverts à de nouveaux horizons... Cela sonne aussi reggae, voir transe par moment… C'est en cherchant comment interpréter "La pastora" (chanson collectée par J. Canteloube) que Mag et Philippe ont eu cette idée de se glisser dans un reggae. Pour revenir à une partie de cette interview, je vois le reggae comme un style universel, qui a permis à des artistes des quatre coins du monde d'exprimer des choses qui leur sont très particulières, donc il était inévitable qu'un jour au l'autre cela s'invite dans notre musique !
Ton 1er album enregistré il y a plus de 20 ans avec Cyril Roche a marqué l’histoire de nos musiques et provoqué nombre de discussions à l’époque, discussions pour la plupart toujours d’actualité aujourd’hui : Comment interpréter la musique traditionnelle ? Est-ce bien encore de la musique traditionnelle si on la confronte aux autres univers qu’ils soient ou non traditionnels d’ici ou là ? Quid de la frontière entre les genres, de "La Talvera", petit clin d’œil aux amis de Cordes sur Ciel ?
Pour qui veut se trouver un chemin dans ces musiques, il y'a heureusement des sources ethnographiques (pour l'Auvergne on a la chance d'en être pourvu assez largement) qui sont soigneusement collectées, répertoriées et de plus en plus mises à la disposition de qui veut. Et nombre de publications sonores passionnantes, des plus pointues aux plus expérimentales. Donc chacun(e) peut relever du répertoire, mettre les mains dans le moteur, et le faire vivre à l'identique de ces sources ou en les modifiant dans un contexte actuel.
Ce legs dans notre temps présent (dans l'idée de patrimoine culturel), je le prend aussi comme une invitation à le réinterroger avec nos parcours, notre édification artistique et culturelle propre, nos désirs assumés de définir subjectivement ce que nous y entendons et ce que nous désirons que cela provoque sur nos semblables. Parce que si la musique, traditionnelle ou autre, existe comme objet, son action sur les êtres reste un défi quotidien. C'est pour cette raison que faire ce métier aujourd'hui reste passionnant.
Pour ce qui est du terme "Musique traditionnelle", il y'a bien sûr de grandes différence entre ce que les uns ou les autres y entendent. Je peux facilement expliquer que je joue un thème de bourrée appris en écoutant l'enregistrement de tel ou tel ancien dont la qualité de musicien traditionnel est incontestable, quel que soit l'environnement construit avec ce thème, des rythmes et des accords, je peux dire que le résultat doit quelque chose à cette musique, et cela me suffit. Si j'entreprends d'enregistrer tout ce que je sais de la musique des violoneux du Cézallier (plateau volcanique entre Sancy et Cantal), je pourrai dire que cela doit beaucoup à la musique traditionnelle et cela me suffit.
Gennetines 2018 - Photo DR
Dire qu'on joue de la musique traditionnelle n'est pas une fin en soi, mais j'aperçois une autre réalité derrière cela, qui tient plus au fait que les amateurs du genre ont un plus ou moins fort besoin d'identification collective a une passion commune, ce qui est légitime et qui en fait l'objet d'âpres discussions où les caractères de la musique (lesquels ?) sont moins importants que la profession de foi de ses acteurs.
La frontière entre les genres, et bien je crois qu'on vit dans un temps ou elle s'abolit... même si l'énorme masse de culture normalisée déversée par l'industrie de la musique fausse l'appréciation et maintient l'idée de nouveauté dans un cadre très conformiste. Je n'ai pas à dire si cela est bien ou pas, mais j'espère que l'on continuera encore longtemps à voir les musiciens produire des choses très spécialisées (par l'instrument, la région ou même la microrégion, le musicien d'origine...) et d'autres s'aventurer sur les chemins de l'expérimentation la plus radicale. Il n'y a aucun jugement de valeur de ma part entre ceux-ci ou ceux-là, c'est une question de biodiversité culturelle.
La talvera (lisière en occitan) entre cultures, entre genres, langages ou styles est peut être la zone sur laquelle chacun peut se promener sans devoir décliner son identité artistique... prendre de ci, de là... rester en balance, dans une agréable incertitude. Et en même temps, on passe tous par là, donc même à titre transitoire, c'est un espace indispensable de l'expression.
J’ai eu l’occasion de chroniquer pour Trad’Mag ton 2ème Cd en duo avec Cyril Roche il y a une petite dizaine d’années. Ces questionnements étaient toujours là mais de façon plus apaisées... Et aujourd’hui ?
R&B - Photo Véronique Chochon
Aujourd'hui, après un plus d'un an d'absence de partage avec le public, on ne sait pas ce qu'on va retrouver mais j'ai confiance dans l'envie des gens. A travers l'évolution de ma pratique, je suis et reste souvent impressionné par la force d'évidence de ce qu'on produit des gens dans un monde dit ancien. Je crois que pour rester éveillé et prendre plaisir il faut continuer à réinterroger les sources, à être curieux et à continuer patiemment le travail du musicien, que je vis un peu comme un artisan qui passe beaucoup de temps à affûter ses outils...
Quelques mots aussi sur les autres formations dont tu fais partie à l’heure actuelle ?
Cordofonic redémarre avec une équipe en partie nouvelle et toujours sur un principe de groupe de cordes frottées avec un batteur percussionniste. Le ciné concert "PremièreS" dans lequel Cordofonic invite Alain Bruel (accordéon à clavier) continue. J'ai intégré le spectacle de musique et de danse irlandaise "Toss n' Turn" (trio musical chant-cistre/ uileann pipes/violon et 2 danseurs de claquettes). Je participerai au festival "Rencontres des hautes Terres" à St Flour cette année avec Tatu Trio ainsi qu'Alain Bruel, Sarah Serec et Christian Frappa (danse) dans le cadre d'une carte blanche que le festival m'a offert.
Comment t’en sors-tu dans le contexte que nous connaissons actuellement ?
Comme beaucoup d'autres... privé quasiment totalement d'interactions avec le public mais avec une activité sur les projets à venir, l'organisation et la communication. Nous avons eu la chance de pouvoir produire le CD de Tatu Trio entre et l'hiver l'été dernier, ce qui nous a maintenu dans une perspective plus heureuse mais l'attente des jours meilleurs est longue...
Chronique du CD de Tatu Trio / Passa Aqui : https://www.5planetes.com/fr/disques/tatu-trio
La montagne Mai 2019 - Photo DR
Quid des projets à venir ?
Enregistrer un album en solo. Donc avec un cadre esthétique bien serré. Mais peut être l'occasion de marier un répertoire de l'héritage (pas forcément des violoneux) et compositions personnelles plus récentes…
http://www.francoisbreugnot.com/