Flagrant délit d’emprunt
Faisons vivre la tradition... Mais pas n'importe comment
Etienne Bours
Le disque Muddy Gurdy du trio Hypnotic Wheels nous a plu. C’est évident et ce fut une évidence aussi pour l’Académie Charles Cros puisqu’ils ont reçu un coup de cœur.
En retournant lire le dossier qu’y avait consacré notre confrère ABS Magazine (jusqu’il y a peu encore sur papier et aujourd’hui uniquement sur le net : www.absmag.fr , je fus agréablement surpris du récit de cette aventure par le percussionniste Marc Glomeau. Il faut se resituer dans le contexte. Trois musiciens français s’en vont dans le Mississippi pour enregistrer quelques belles pages de blues avec des musiciens du cru, ceux-là mêmes qui sont nés dans les collines du nord de l’état et jouent cette musique qu’ils ont tétée dès leurs premiers jours. Marc Glomeau raconte : « Même s’il restait une petite appréhension sur le fait que la musique puisse ne pas jaillir d’une rencontre, nous avons la preuve que ce projet est aussi concret que le lien qui nous relie les uns et les autres comme citoyens d’un même monde. Nous en prenons totalement conscience une dizaine de jours plus tard, à la faveur d’une rencontre avec le sociologue, chercheur et journaliste Scott Barretta.
Scott Barretta
Il nous dit la chose suivante: « Ce qui rend votre projet unique est que vous n’êtes pas venus ici juste pour « prendre », mais pour donner et partager, en amenant un élément de votre culture. » Difficile de ne pas être touchés par cette réflexion, qui plus est venant d’un homme ayant son parcours. Il est vrai qu’aucun d’entre nous n’est venu ici rechercher une caution pour asseoir sa légitimité, mais bien pour échanger et partager » (extrait du ABS #56).
Ne pas prendre ! Amener un élément de sa culture pour qu’il y ait échange ou partage. Ça m’a rappelé une aventure personnelle un peu comparable. Dans les années 80, j’étais fasciné par les chants de gorge des femmes Inuit du Canada. De sorte que, en 1986, deux jours après avoir traversé l’Atlantique pour la première fois, je m’envolais pour le grand nord québecois et ses villages inuit. Je partais à la rencontre de ces étonnantes chanteuses que je désirais enregistrer et j’y ajoutais l’envie de rencontrer l’un ou l’autre chanteur qui, en s’accompagnant à la guitare, réfléchissait sur le mode country ou folk à la vie de leur peuple. Partir, oui, mais il fallait savoir où aller, trouver les contacts. Internet n’existait pas mais j’ai eu la chance de trouver une aide précieuse en la personne d’un homme qui deviendra mon ami. Michel Noël est ethnologue et écrivain d’origine amérindienne. À l’époque, il travaillait au Ministère de la Culture à Québec où il était en charge de toutes les questions concernant les Indiens et Inuit du Québec. La première fois que je suis entré dans son bureau, je fus impressionné par sa stature et sa connaissance du terrain. Il me dit d’emblée : « on ne va pas dans le Nord pour prendre, que comptes-tu amener ? ». Je compris assez rapidement la dimension profonde de cette phrase. Les Inuit avaient créé la Conférence des Anciens pour discuter à intervalles réguliers de leur communauté et de leur culture. J’ai été autorisé à en lire divers compte rendus. Ils se plaignaient parfois de tout ce qu’on était venu leur prendre. Et de citer certains ethnologues, anthropologues et autres universitaires qui ne s’étaient jamais gênés pour leur « emprunter » divers objets qui trônent encore dans leurs universités, dans des musées, voire dans des vitrines de leurs résidences personnelles.
Au-delà de cette dépossession matérielle, Michel Noël et Scott Barretta nous obligent à penser correctement aux manières dont nous sommes susceptibles d’aborder les musiques de tradition, voire tout simplement les musiques des autres. On l’a déjà dit et répété, on s’est bien servi des cultures musicales de nombreux peuples, sans trop se soucier des peuples en question. L’idée étant plutôt d’enrichir des compositions ou arrangements personnels à l’aide d’éléments subtilisés par exemple dans la forêt tropicale ou dans la toundra. C’est-à-dire en se servant au sein d’un patrimoine immatériel. Personne n’a signé et déposé un chant de gorge inuit ou une polyphonie yodelée des Pygmées Aka, du moins jusqu’il y a peu. Mais encore ? Un air « traditionnel », fusse-t-il sans auteur patenté, est néanmoins un air qui vient d’une tradition précise, voire de quelqu’un qui n’a pas pensé utile d’en revendiquer la paternité via les arcanes des sociétés d’auteurs. Chanter une vieille chanson consiste forcément à chanter un air et des paroles qui, quelque part dans l’histoire et dans le temps, ont eu un ou des auteurs.
Pete Seeger et Woody Guthrie (photo DR)
Tout ceci me rappelle également Woody Guthrie. "La chanson ci-dessus a été écrite par Woody Guthrie et déposée légalement à Washington, D.C., sous le copyright numéro 75623489108663. Toute personne prise en flagrant délit en train de la chanter sans ma permission et de la diffuser deviendra sûrement de mes bons amis, parce que c'est la raison principale pour laquelle je l'ai écrite » (cité par Jacques Vassal dans Folk Song, Albin Michel). En d’autres termes, Woody Guthrie nous disait qu’il a écrit nombre de chansons et qu’il serait heureux qu’on les chante, qu’on les diffuse, qu’on s’en serve à bon escient. Pas qu’on se serve de son répertoire à son détriment. La différence entre s’en servir et se servir peut-être ! Logique, non ? On reprend, on interprète, on transmet une chanson ou une danse qu’on apprécie et, ce faisant, on salue celui qui l’a composée, même s’il s’agit d’un peuple dans son ensemble ou d’un inconnu au sein d’une tradition précise ou d’un mouvement important. Et s’il s’agit d’une pièce qui n’a jamais été déposée, faut-il en déduire pour autant qu’elle appartient à tout un chacun au point de pouvoir déposer les arrangements qu’on en fait et se servir au passage ? Pete Seeger, lui aussi, me revient à l’esprit. Il insistait sur le fait qu’il ne déposait jamais les arrangements qu’il faisait de pièces traditionnelles.
Yvon Guilcher ( 1980 - Photo Dominique Lemaire)
Alors, vous me voyez venir, pour autant que vous lisiez les dossiers de ce site 5 Planètes. Je pense à Camille et sa reprise d’une chanson d’Yvon Guilcher. Camille n’était ni camée ni bourrée quand elle fit sienne cette bourrée de Guilcher. Elle l’aurait trouvée dans un grimoire, dit-elle ; c’est joli ça un grimoire, ça fait bien. Elle l’a entendu lors de plusieurs bals, explique son éditeur. C’est déjà autre chose, va falloir se mettre d’accord quand même. Et puis, chers Camille et consorts, ne vous contentez pas d’aller prendre là où ça vous chante, de vous servir… servez en retour, amenez aussi de l’eau à ce moulin qui fait tourner votre carrousel. Beaucoup d’autres artistes vous ont précédés même s’ils n’ont jamais prétendu l’être, même s’ils n’ont jamais voulu se servir des protections dont vous entourez immédiatement les modifications que vous apportez à ce que vous leur avez pris. Ne les oubliez pas, ne les méprisez pas et ne trompez pas votre public.
Etienne Bours...