Ethnotest
Et ma grand-mère, t’en veux une aile ?
Epistemologix
Il y a des expressions populaires qui sont en train de sortir peu à peu des mémoires.
Par exemple, pour signifier à quelqu’un qu’il raconte n’importe quoi, on lui disait naguère : “et mon cul, c’est du poulet ? “. Variante : “et ta grand-mère, elle fait du vélo ? “ – à noter qu’ “avoir un vélo dans la tête “ suggérait que l’encéphale avait vidé les lieux. J’aimais bien aussi : “et ta sœur ? “ . Réponse : “elle bat le beurre, quand elle battra de la merde, tu lècheras le bâton“. Je suis conscient que Prévert aurait fait mieux. Audiard aussi. Et puis on ne bat plus le beurre. Quant à la merde, on n‘a plus besoin d’un bâton pour s’en pourlécher. Mais quand même, je garde une tendresse pour cette époque qui s’éloigne, celle où l’on disait aux filles dont le jupon dépassait sous la jupe : “tu cherches une belle mère, Marie ? “ et où les filles répondaient aux garçons : “sois poli, si t’es pas joli ! “. Le cadre de tels harcèlements débonnaires, c’était la cour de l’école ou ses alentours immédiats.
Tout cela est encore récent, mais déjà ancien. Ça nous ramène à une époque qui était elle-même en rupture avec la précédente. Ce qui pose la question de ce qu’on appelle la culture. Exemple : J’ai sous les yeux la correspondance de mon grand-père avec ma grand-mère avant leur mariage, quand ils étaient jeunes et allaient au bal danser le quadrille. C’étaient des humbles, mes grands-parents. Mais l’école de la république les avait instruits. Ils savaient nommer les fleuves et leurs affluents, résoudre des problèmes de robinets, ne prenaient pas Louis XIII pour le fils de Louis XII et ne confondaient pas l’infinitif avec le participe. Leur écriture inclut de la calligraphie, alterne les pleins et les déliés et orne élégamment les majuscules. De sorte qu’on peut dire qu’ils avaient des lettres, ces humbles-là.
Je suis heureux que mes grands-parents ne soient plus de ce monde. Car ce monde n’est plus le leur. Ils seraient dépassés. Aujourd’hui, on n’a plus besoin de culture : on clique. On n’a plus besoin de savoir écrire : on clique. L’émoticonnerie remplace l’orthographe, le droit à l’erreur nous libère du souci de vérité, la dérision se substitue à l’échange. Vous me trouvez amer ? Non, lucide.
Le problème de l’écriture, c’est qu’elle est l’amont d’un aval : la lecture. Laquelle devient à son tour l’amont d’un autre aval : la culture. Laquelle nourrit en retour l’intelligence. Ce qui lui enlève toute actualité. Sauf chez quelques intellos un peu chiants, style Régis Debray, Alain Finkielkraut ou François Morel, toutes personnalités à l’obsolescence programmée qui ont le tort d’être encore vivants et tout autant d’aujourd’hui que les autres. Ces buttes témoin d’un âge révolu n’ont pas su se mettre à l’heure de la rumeur et du fake, à travers lesquels chaque fesse-bouc tente vainement de localiser le point G d’une culture de moins en moins générale et qui tend du coup vers l’aneural.
Aux yeux de cette inculture généralisée, l’important, l’essentiel, le vital, c’est de savoir à quel âge Nabilla a perdu sa première dent de lait, où Laetitia achète ses strings ou pourquoi Meghan n’a pas eu la fève à la galette des rois. Une telle révolution culturelle nous ambiance grave sur les réseaux sociaux, parce qu’elle nous permet de compenser de la futilité petit slip par de la contrevérité XXL. Exemples :
La reine Margot aurait introduit la bourrée au Louvre (variante : à Versailles) ; Richard III aurait fait assassiner les enfants d’Edward ; le chant paysan aurait été influencé par le grégorien, via les chantres d’église ; il y aurait eu une lecture à haute voix à la veillée paysanne ; il existerait une parenté entre les “danses celtes“ (sic) ; la valse viendrait de la volte et aurait été dansée déjà sous Philippe Auguste ; le cercle circassien serait une danse celte (sic) d‘origine Tcherkesse (sic) ; des scènes mimées auraient été improvisées dans la carole médiévale ; le Moyen Âge aurait pratiqué une danse appelée l’estampie, dans laquelle on tapait des pieds ; toute tradition serait par nature évolutive ; l’Alsace aurait des répertoires traditionnels ; la bourrée d’Aurore Sand aurait été composée par Chopin (variante : par Maurice Sand) ; la “danse baroque“ serait une stylisation de répertoires populaires. Et la terre serait plate.
Cette machine à décerveler présente l’avantage de mettre le cortex au chômage et d’embaucher du limbique à la place, ce qui met à la disposition de tout Père Ubu les palotins dont il a besoin : tous ceux qui trouvent avant d’avoir cherché, expliquent avant d’avoir compris, ne savent rien et n’ont donc rien à dire, mais qui jubilent d’avoir néanmoins accès à la parole – tout en la refusant à ceux qui cherchent, comprennent et savent. Vous me trouvez cruel ? Non, seulement lucide, hélas !
Ma grand-mère ne faisait pas de vélo et son QI n’était pas du poulet. Mais à l’heure où l’évolution de “la tradition“ a pour unique moteur l’ignorance de la tradition ; à l’heure où la bien-pensance idéologique remplace l’examen critique (disqualifié comme polémique) ; à l’heure où le touillage de vide se substitue au savoir (dénoncé comme intellectuel) et l’incapacité au savoir-faire (décrété élitiste) ; à l’heure où tout le monde se retrouve en foule “loin des sentiers battus“ pour y psalmodier à l’unisson les mêmes litanies ; à l’heure où les querelles intestines font proliférer une flore intestinale que vient se brouter tout smart-faune abandonné des muses ; à l’heure où la dérision des imbéciles n’est jamais trop polype pour être au net ; alors oui, on finit par comprendre que cette heure-là est programmée pour être la dernière, que cette dernière heure est venue et qu’il est temps de partir.
Avant que je ne Parthe, fléchons le parcours à l’intention de certains fossoyeurs de la connaissance, qui prennent leurs cimetières pour des maternités et leurs fausses couches pour des naissances. C’est sûr, le personnel soignant peut paraître peu nombreux et mal rétribué. Pourtant il existe, n’épargne point sa peine et se manifeste plus qu’il ne se met en grève. Car notre revivalisme est comparable à ce qu’était la langue pour Ésope : à la fois le meilleur et le pire. Et avant de vous quitter, je voudrais rendre hommage à tous les musiciens d’aujourd’hui qui ont su nous donner un plaisir de qualité et octroyer la danse à quiconque l’aimait pour elle-même. A tous les amoureux qui en ont enrichi leur vie, donnant sens à la nôtre. Ces gens-là, j’en ai peu parlé dans ma rubrique, car je n’y trouvais pas à redire. Mais c’est aussi pour eux que j’ai écrit. Et c’est à eux que je pense au moment de mettre un point final aux Ethnotests, emploi dont la pénibilité m’incite à prendre une retraite anticipée. En attendant que quelque orateur éclairé vienne prononcer l’oraison funèbre d’Epistémologix.