Ethnotest
La Belle et la Bête
Epistemologix
On connaît l’histoire des Anglais filmant en Inde un fakir en train de grimper à une corde qu’il a lancée en l’air et qui se tient toute droite, suspendue dans le vide : quand, de retour à Londres, on projette le film, on découvre que la corde gît sur le sol et que le fakir ne grimpe à rien. L’œil et la caméra n’ont pas perçu la même chose. L’œil a été la proie d’un mirage. Et c’est la caméra qui permet de lâcher la proie pour Londres.
J’ai vécu la même chose avec mon copain Charles Perrault. On se baladait tous les deux dans la forêt, il y avait là une Belle et une Bête et nous avons été les témoins de leur histoire. Sauf qu’on ne l’a pas interprétée pareil. On est d’accord tous les deux pour dire que la rencontre de la Belle et de la Bête, c’était pas gagné d’avance. La Bête était désireuse, la Belle dissuasive. Lui la voulait, elle préférait rentrer chez papa. Là où on diverge, c’est quand Perrault aime à penser que c’est le revirement de la Belle qui a tout changé : son amour a transformé la Bête en Prince charmant. Ça lui convient, à Perrault. Et bien qu’il ne s’étende pas là-dessus, je devine bien ce qu’il en conclut : il y a de la bête en l’homme et la Belle en a peur ; mais l’amour d’une femme peut éduquer un homme : de la bête, elle fait un prince charmant. A condition que la Bête soit désireuse sans être prédatrice. C’était le cas : le monstre avait le désir respectueux.
Je ne méconnais pas ce qu’il y a de vrai là-dedans et au départ, je voyais moi aussi les choses comme ça. Mais de retour à Londres, j’ai visionné le film. Et là, j’ai vu tout autre chose : j’ai découvert que la Bête reste la Bête. Ce qui change, c’est la Belle. C’est le regard qu’elle porte sur la Bête. C’est dans ses yeux à elle qu’est le prince charmant, et elle l’accepte tel qu’il est : il a des cornes, des sabots fendus, une vilaine queue et tout d’un coup, voilà qu’elle trouve tout ça positivement charmant. Autrement dit, pour Perrault, c’est la Belle qui change la Bête ; pour moi, c’est surtout la Bête qui change la Belle.
Tous les autres films qu’on a pris ensemble dans la forêt confirment notre désaccord. Par exemple il y en a un où on voit une fille qui dort dans un château ; arrive un type qui l’éveille d’un baiser. Pour Perrault, ce type est un prince charmant. Pour moi, c’est la Bête. La même. C’est elle qui éveille la Belle de ses rêveries de jeune fille. Elle l’éveille à la vie. A l’amour des bêtes. A la sexualité. A la connaissance. A la réalité. Donc à la vérité, quelque part.
Comprenez-moi : je ne veux pas minimiser les mérites de la Belle. J’admets son influence. Je ne nie pas qu’elle puisse éduquer et anoblir. Sans elle il ne se passe rien et le monstre reste monstrueux. Je nie seulement que le Prince charmant n’ait plus rien de la bête. Je pense plutôt que la Belle s’éveille à son contact, s’apercevant que le rêve et la réalité, ça fait deux. Que la vie, c’est pas la collection Harlequin. Que la Bête, c’est pas papa. Et qu’il faut en tirer les conclusions qui s’imposent. La forêt, elle est en nous. C’est un lieu de non-droit et de non-dit, la face obscure du social. Un lieu d’agression et de dépeçage. Les femmes de Barbe bleue y pendent aux arbres. Il y a des loups pour se goinfrer de petits chaperons rouges. Et des chasseurs pour tirer sur les loups. Ou sur les petits chaperons rouges.
On peut ne pas aller dans l’ombre du bois. Rester sur la rive. Se réchauffer aux feux qu’on y allume, pour entonner des chants scouts. Ou des morceaux de sa propre composition. Donc des chants scouts. Mais on peut aussi risquer la traversée du bois. Pour y découvrir des sources, des fraises sauvages, des ermites remplis de sagesse. Et le chant des elfes. Revenir du bois, c’est en être revenu du Prince charmant. On le trouve un peu Ken, tout d’un coup. Ou gravure de mode. Chez Disney, il serait en uniforme blanc, avec des épaulettes, des décorations, une fourragère. Et pas grand-chose derrière tout ce prêt à porter. Sinon du prêt à penser et du prêt à parler. Et ça plaît, mon trésor !
La Bête, elle plaît moins à nos Gollums du royaume revivaliste où s’allongent les ombres. Parce qu’elle est trop différente et se montre rétive à toute domestication. Son chant n’entre pas dans nos liturgies. Elle exige de nous une conversion. Si on refuse cette conversion, on n’aura que les Princes charmants qu’on se rêve. Avec des belles toujours plus bêtes de faire l’ange. Et accessoirement, on continuera à voir des fakirs grimper à des cordes.