Ethnotest
Sachons tourner la page
Epistemologix
La nostalgie, c’est pas mon truc. Je ne suis pas le gars à déclarer qu’avant on était plus heureux, que c’était le bon temps, tout ça.
Je ne regrette pas non plus l’Ancien Régime : celui dont je vais vous entretenir n’a rien à voir avec la royauté. Si je vous dis ça, c’est parce que je ne voudrais pas qu’on me prenne pour un royaliste. Je sais trop ce que la Révolution nous a apporté : suppression des péages routiers, gratuité du stationnement, liberté de parole accordée au peuple, égalité des salaires masculins et féminins, parachutes dorés pour les retraités de l’enseignement, rétribution décente des footballeurs professionnels, toutes choses qui ont transformé les sujets en citoyens.
Reste la fraternité. Les handicapés, par exemple, en appellent à notre solidarité. Il ne faut pas en faire des assistés pour autant. Tous ceux d’entre eux qui le peuvent, travaillent. Parfois, au prix d’un difficile recyclage. Il est clair que l’Ancien Régime offrait beaucoup d’emplois que la République a supprimés : il n’y a plus de roi pour guérir les écrouelles, l’escrime souffre de la suppression du duel et le clergé cherche des moyens nouveaux pour appliquer la parole du Christ, notamment : « Laissez venir à moi les petits enfants », de sorte que le Verbe ne se fait plus chair que dans les confessionnaux. Pour les bretteurs en chômage technique et dont l’organe s’atrophie, nous avons fondé l’association De handicap et d’épée, très active sur les réseaux sociaux, et la guérison des écrouelles s’est repliée sur des médecines parallèles que le gouvernement envisage d’interdire. Mais depuis que les sans-culottes ont imposé aux aristos leur mode vestimentaire, ceux-ci n’ont plus rien à se mettre, et c’est pour couvrir leur nudité que furent créées diverses entreprises d’entraide dont le projet un peu fou se voit disqualifié comme peu rentable et donc émanant d’esprits dérangés. Ainsi, les Siphonnés d’Emmaüs, sous l’égide de La Guêpière, qui connaît des hauts et des bas. Pour ce qui est du handicap physique, beaucoup de ci-devant ont su braver l’adversité, quand bien même les médias leur tombent dessus à bras raccourcis, telle Madame Vénus de Milo, devenue une artiste qui peint avec la bouche - chose désormais impossible à la Victoire de Samothrace, décapitée sous la Terreur, mais dont le musée du Louvre a eu le bon goût de réclamer le corps (j’ai appris ça à Questions pour un champion – vérifiez sur Wikipédia).
Face aux ravages du monde moderne, la solidarité recourt d’abord au métissage. En effet, il suffit de greffer la tête de Vénus sur le corps de Victoire pour faire apparaître un être complet censé avoir tout ce qu’il faut pour acheminer un hamburger de la main à la bouche. Ça donne une version inédite de l’éternel féminin, dont l’identité reste à formuler : Vicnus de Milothrace ? Vénoire de Samilo ? Adhuc sub judice. (Cherchez dans Wikipédia). Sauf que là où les bras sont des ailes, on est moins préhensile. Car l’aile n’a pas la plume opposable. Ce qu’il y a de dissuasif là-dedans, c’est que la plume sert à s’élever plus haut. Ou à écrire. Or nous ne faisons rien de tout cela. Nous cliquons au ras du sol. Alors mettre la tête de Vénus sur Victoire, d’accord, ça le fait. Ça matche. Mais greffer les ailes de Victoire sur Vénus, c’est renoncer au hamburger. Ce genre de transplantation est sympa, mais il faut savoir s’arrêter à temps. Sinon, on a des licornes, des minotaures, des centaures, des sirènes, et des smartfaunes. Bref, du bestiaire imaginaire pour itinéraires rêvés et traditions inventées (loin des sentiers battus).
Alors bien sûr, une femme sans bras ni tête reste susceptible de faire des enfants, lesquels n’ont a priori aucune raison de reconduire les atrophies maternelles (sauf chez les Bigoudens). Mais ces enfants, qui va les leur faire ? Seront-elles seulement d’accord pour jouer les mères porteuses. Sinon, laissons-les se figer au musée (poussiéreux). Et engendrons du neuf. Procréons des compos, qui auront d’emblée tout ce qu’il faut : des mains pour jouer du piano et se mettre le doigt dans l’œil. Une tête qui sera la nôtre et parlera pour ne rien dire. Tout cela peut nous ouvrir des bassins d’emplois assez lucratifs. Car ce qui survit de l’Ancien Régime, c’est le royaltisme. Bienvenue à SACEMothrace. Y aura du monde derrière chaque vedette. On verra des louveteaux suivre la cheftaine, tels des zéros derrière un gros chiffre.
Quoi qu’il en soit, le passé est le passé. Il faut savoir tourner la page, vous avez raison. Le problème, c’est seulement quand la page tournée laisse son empreinte sur la page suivante. Mais là, je ne prends pas de risque. Votre nouvelle page est désespérément vide. Si tout lecteur sait sûrement qui est Johnny Hallyday, je doute que les écrouelles lui évoquent quoi que ce soit (sauf peut-être des écrouelles à soupe). Quant à Milo, il y identifiera probablement le sculpteur de la Vénus, celui de la Victoire ayant pour nom Samothrace. Et là, il n’est même pas sûr que Wikipédia le détrompe.