Ethnotest
Manger chinois, c’est manger chez soi
Epistémologix
En allemand, le mot Gericht désigne à la fois un plat cuisiné et un tribunal.
L’écrivain F. Dürrenmatt en profite pour nous présenter la justice comme un art culinaire : chaque gastronome l’accommode à son goût, moyennant quoi on passe toujours à côté de la réalité vécue. Il y a une justice chop suey à la Mao ; une justice aglio-olio à la Berlusconi ; une justice caviar pour Jack Lang ; une justice à la truffe pour amnistier Sarkozy ; et une justice Macdo, qui permet de condamner José Bové.
Vu comme ça, ça a l’air simple. En fait, c’est plus compliqué. Prenez la cuisine chinoise : le Parisien qui la déguste à l’Empire céleste, au Temple de jade ou au Dragon de Shangaï, retrouve partout le même canard aux ananas et le même porc à la sauce aigre-douce. Il en conclut que c’est de la cuisine chinoise. D’autant qu’il y a des caractères chinois sur le menu, des baguettes à côté des assiettes et que le serveur a un type tout ce qu’il y a de pas berrichon.
Mais allez bouffer chinois à Londres. Rien à voir, la nourriture. Goûtez-la à Amsterdam : c’est différent. A San-Francisco, c’est un autre monde. Alors on en vient à se demander ce qu’est la cuisine chinoise. Et même à se dire que rien de tout ça n’est vraiment chinois. Parce que si cette diversité internationale était celle de la cuisine chinoise, on devrait la retrouver à l’intérieur de chaque pays. Or ce n’est pas le cas.
D’où la question : si ce qu’on mange au Temple de jade et à l’Empire céleste n’est pas de la cuisine chinoise, c’est quoi exactement, ce qu’on nous sert là ?
Eh bien, mais c’est de la cuisine française. C’est l’idée que les Français se font de la cuisine chinoise. Ou celle que les Chinois veulent en donner aux Français. Car ces Chinois-là, du fait qu’ils vivent en France, connaissent les goûts et les attentes des Français. Eux savent sûrement ce qu’on mange en Chine. Mais là, ils sont en France.
Le Français lui, il marche sans se poser de questions. Il montre à sa petite amie comment tenir les baguettes. Il lui explique ce qu’est le nuoc mam. La différence entre les nems et les rouleaux de printemps. Que le gingembre est aphrodisiaque, haha. En connaisseur, en spécialiste. Alors qu’en réalité, il n’est qu’un pauvre gogo franchouillard, un qui ricane en découvrant une femme à poil au fond de son digestif.
Le gogo marche, parce qu’il n’est pas chinois. Il s’estime connaisseur, mais il est Français. Lui, ce qu’il connaît vraiment en autochtone, c’est le camembert avec un ballon de beaujo. Servez-lui ça à l’étranger, il va faire son difficile. Il verra tout de suite que le camembert n’a pas été moulé à la louche. Que le Beaujo vient de Californie. Qu’il y a imposture.
Eh bien figurez-vous, la danse, c’est pareil. Je ne parle pas du musette, qui commence à manquer de cuisiniers compétents. Mais le ballet classique, par exemple, ça c’est français, c’est la France qui l’a inventé. Elle se l’est couvé du dix-septième siècle à aujourd’hui, l’épiçant au passage d’une pointe de Taglioni. Même les exportations vers la Russie, elle a gardé un œil dessus. C’est son truc au Français, comme le camembert. Il peut dire ce que c’est, comment ça se fabrique, dénoncer les contrefaçons. Mais la danse bretonne, voyez, c’est pas son truc. Le branle d’Ossau non plus. Ni les points de principe souletins. Du coup, le revivalisme va lui servir ça comme de la cuisine chinoise. Et très vite le gogo va se sentir connaisseur. Voire spécialiste. Sans que l’idée l’effleure jamais que le revivalisme, c’est la tradition cuisinée par des bourgeois. La différence entre le cuisinier revivaliste et le cuisinier chinois, c’est que le revivaliste n’a jamais connu la tradition qu’il accommode. Qu’il passe à côté de ce qu’il croit vivre.
Et ça, depuis que Dürrenmatt nous a quittés, il n’y a plus qu’Epistémologix pour vous le dire. Qu’est-ce qu’on dit à Epistémologix ?