Aller au contenu
En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies notamment pour réaliser des statistiques de visites afin d’optimiser la fonctionnalité du site.
Des mondes de musiques

 En lisant avec gourmandise les articles de 5planètes.com, vous pouvez écouter Canal Breizh, en cliquant sur le logo.

 

 

 

 

 

 

 

Ethnotest

Polar à intermèdes musicaux

Epistemologix

Ce jour-là, la tempête faisait rage sur le Connemara. Mais ce n’est pas au Connemara que se passe notre histoire.

Il devait bien faire quarante degrés à l’ombre. Mais de l’ombre, il n’y en avait guère dans mon bureau de privé minable. Et naturellement, la clim était nase. Quant aux clients, on n’en avait pas vu dans le coin depuis la fin du Jurassique. Les pieds sur mon bureau, une bouteille de chouchen à la main, j’écoutais un vieux 78 tours d’Alan Stivell. Quel feeling ! Quel artiste !

C’est à ce moment-là qu’on sonna à la porte. J’allai ouvrir et je la vis. Un châssis à damner l’abbé Pierre soi-même. Rien qu’à se détrancher sur la géographie de cette môme, on se sentait le stylo à yaourt en veine de majuscules. Passant devant moi, elle m’accorda à peu près autant d’attention que si j’avais été le plombage de sa première carie dentaire, laissant dans son sillage des effluves de Mode de ré, le parfum féminin par excellence (majeur par le haut, mineur par le bas). Elle s’assit dans mon unique fauteuil et croisa ses longues jambes gainées de nylon. J’étais prêt à parier ma grand-mère maternelle contre votre lime à ongles qu’elle était nue sous son manteau d’hermine celtique.

- “C’est vous, le fameux Mac Lagan ? Je voudrais vous confier une enquête“.

- “Et si vous commenciez par me dire votre nom, beauté ?“

- “Je m’appelle Revival“, dit la créature de rêve. Elle décroisa et recroisa ses jambes fuselées, faisant crisser ses bas et je frôlai la crise cardiaque.

- “De quoi s’agit-il ?“, balbutiai-je en pensant à des choses pures

- “De retrouver cette personne“. Et elle me tendit la photo d’une femme très belle, bien que plus âgée.

-“Et comment s’appelle cette dame ?“

-“Tradition“, répondit la déesse en respirant à fond et il n’était pas besoin d’être radiologue pour deviner qu’elle ne portait pas de soutien-gorge.

J’allumai une cigarette, satisfait de constater que ma main ne tremblait pas.

-“Etes-vous sûre que cette Tradition est encore vivante ?“

-“Certaine. Plus vivante que jamais“.

Ou bien cette fille était sincère, ou bien c’était la plus extraordinaire menteuse que j’avais jamais rencontrée. J’avalai une gorgée de chouchen.

“- Et vous voulez vraiment que je la retrouve ?“

Son regard vacilla et se détourna du mien. Un tic nerveux agitait le coin de sa bouche. Cette gosse crevait de peur, c’était visible. Mais peur de quoi ? Ou de qui ?

Après son départ, je mis un disque de folklore sarthois (la gigouillette), sans l’écouter vraiment. Je réfléchissais. C’est alors qu’arriva mon beauf, dans sa Lancia bleue. Il souriait, arborant un clavier dont des soins esthétiques assidus avaient éliminé les touches noires et son hâle artificiel était si réussi, que rien qu’à le voir, on se sentait devenir bronzeur passif.

“ – Qui c’est la pépée qui sort de chez toi ? C’est pas Tradition ?“

“- Non“, dis-je, “c’est Revival. Pourquoi ? “

Il devint songeur :

“ – Tu sais qu’une belette comme ça, bien prise en main, ça peut rapporter gros ? “

Je ne l’écoutais plus. J’attendais qu’il parte. Et comme j’allumais une nouvelle cigarette, le téléphone sonna. Je finis par décrocher.

“ – Allo », murmura une voix cassée et à bout de souffle, qui ne ressemblait à rien de connu, “je suis Tradition. J’ai des renseignements pour vous. Pour vous seul. Venez demain soir au 3 rue du Canard blanc“.

“ – Quel type de renseignements ? “, susurrai-je dans l’ébonite.

“ - Non, je vous en prie, pas au téléphone“. Elle avait raccroché.

J’aurais voulu être plus vieux d’un jour. Je tournais en rond comme un fauve captif. Je ne mangeais plus, je ne buvais plus, je ne dormais plus. Je ne me reproduisais plus.

Le lendemain soir, je me mis dans l’oreillette du folklore picard (la gigouillette) et je sortis. Bien qu’il fît déjà nuit, la chaleur n’était pas tombée. Elle s’abattit sur moi comme une chape de plomb fondu. Détrempée par la sueur, ma chemise se collait à mon dos.

Comme j’approchais de la rue du Canard blanc, je remarquai une conduite intérieure de couleur sombre, qui stationnait tous feux éteints le long du trottoir. Elle m’évoquait quelque chose de vaguement familier, mais sur le moment je n’y fis guère attention. J’appuyai sur la sonnette, mais Tradition ne répondit pas à mon appel. J’allais repartir, quand je m’aperçus que la porte était mal fermée. Elle grinça quand je la poussai. Dans l’appartement, tout était silencieux. Sauf, dans la cuisine, un robinet qui gouttait sur une pile de vaisselle sale. Tradition était bien chez elle. Elle n’en sortirait même jamais plus. Pas toute seule en tous cas. Sa tête faisait un angle bizarre avec son corps et sa jupe grotesquement retroussée découvrait un porte-jarretelles en dentelle au crochet. Pauvre gosse ! J’allumai une cigarette. Le salaud qui avait fait ça allait le payer cher. Très cher.

Mon sixième sens me prévint trop tard. Je ne vis pas venir le coup, ma tête explosa soudain en un millier de galaxies et je sombrai dans un néant peuplé de personnages patibulaires, parmi lesquels une petite fille qui me montrait du doigt en disant “- le monsieur, il m’a pris mon ballon ! “

Quand je revins à moi, j’avais l’impression d’être dans la cale d’un chalutier rentrant à Loguivy de la mer. Des mouettes s’éloignaient puis se rapprochaient dangereusement à l’intérieur de mon bulbe rachidien, pendant que des hamsters me grignotaient les sinus. J’étais dans un lieu inconnu, étendu sur une moquette saumon et Revival me posait sur le front des compresses de chouchen. Elle avait mis en musique de fond du folklore des Hautes Alpes (la gigouillette) et me regardait avec une expression où se mêlaient l’étonnement, l’inquiétude, la tendresse, la colère, la pitié, l’ironie, la rancune, la déception, la résignation, la désinvolture et le désir.

“ ¬ Laissez tomber, Mac“, me dit-elle. “Ils veulent votre peau“.

Je hochai la tête et m’aperçus aussitôt que je n’aurais pas dû : les galaxies se mirent à jouer à saute-mouton entre mon hypothalamus et mes métatarses. Ils m’avaient bien arrangé, les salauds ! Ces gars-là étaient forts. Très forts. Mais ils avaient commis une erreur : ils m’avaient énervé.

Soudain je sentis que les lèvres de Revival se posaient sur le miennes. Les galaxies devinrent musique des sphères et nos mains impatientes commencèrent à s’activer. Je ne m’étais pas trompé : elle était nue sous son manteau d’hermine celtique.

 “ – Tu veux une cigarette, chéri ? “, me demanda-t-elle un peu plus tard.

Elle en alluma deux et m’en glissa une entre les lèvres. Ça avait été merveilleux, nous deux... On s’était accordé tout de suite et après quelques instants de poussé-tiré (gigouillette au diatonique), on avait explosé ensemble, là-haut, très haut. Et puis on avait recommencé. Sept fois de suite. A chaque fois elle avait crié, me labourant le dos de ses ongles peints. Mais maintenant, je savais que la question cruciale allait venir. Et que pour nous deux, ce serait la fin du voyage. Elle écrasa sa cigarette.

“ – Dis-moi, chéri, tu l’as retrouvée, Tradition ? “

“ – Je l’ai vue“, répondis-je prudemment.

“ – Comment va-t-elle ? En pleine forme, bien sûr ? “

“ – Elle est morte“, dis-je en écrasant ma cigarette.

Elle me regarda sans comprendre

“- Morte ? Mais puisque tu l’as vue…“

“ – Quand je l’ai vue, elle était déjà morte“

Alors elle se jeta sur moi en hurlant, grondant comme la sirène d’un paquebot dans le port d’Alexandrie. Je la repoussai et elle s’effondra en sanglotant. Je la regardai et la vis soudain telle qu’elle était : fausse. Comme ses ongles, comme ses cils, comme son hermine celtique. Tout ça, c’était du toc, du trompe l’œil. Au fond, c’était rien qu’une pauvre gosse. Une petite oie plus très blanche. Je me sentis soudain très las.

Je me curais le nez dans mon bureau pourri de privé minable. Encore une enquête de bouclée. Je finissais de taper mon rapport pour les archives. Affaire classée. Je mis sur la chaîne un vieux 78 tours d’Alan Stivell. Quel artiste ! Quel feeling !

Quand mon beauf arriva, je ne fus pas surpris. Il y a longtemps que j’avais pigé. Je n’étais même pas en colère. Seulement un peu écœuré.

“ – Salut, fouinard“, me dit-il. “Je viens te dire au revoir. Je me casse avec Revival. Direction Gennetines. Ça colle, nous deux. Elle a besoin de mes relations et il y a un max de blé à se faire. Quant au plumard, je te raconte pas ! Une vraie voleuse de santé, cette môme !“

“ – Et pour ce qui est de l’enquête ?“

“ – Pas de souci. J’ai fait faire des faux papiers à Revival“.

“ – A quel nom ?“

“ – Tradition“.

Après son départ, j’allumai une cigarette. J’étais seul désormais. Seul avec le souvenir d’une morte.

Il paraît que dans le Connemara, il fait beau.