Ethnotest
Les traditions sont-elles politiquement correctes ?
Epistemologix
Jeunes gens, nous avons étudié avec la plus grande attention votre dossier d’inscription au CEECT, cursus d’état d’enseignement des cultures traditionnelles et vos cas respectifs nous paraissent sensiblement différents.
D’abord je dois vous rappeler que cet enseignement a pour cadre l’université et qu’il est donc régi par les lois en vigueur dans notre pays, au premier rang desquelles le respect de la laïcité. Commençons par vous, madame Hénaff, vous êtes bigoudène, je crois, alors dites-moi : avez-vous l’intention de suivre les cours en costume régional, avec la coiffe, tout ça ?
- Non, chez nous il n’y a plus que quelques vieilles à s’habiller comme ça. Pour les touristes. Moi, je suis en jeans. J’ai juste un triskell sur mon T-shirt, avec “ I love trad. “ imprimé dessus. Et un BZH sur la fesse. La droite, évidemment.
- Parfait. De toute façon, le costume bigouden n’est pas en soi un signe religieux. Il est assez ostentatoire sans doute, mais on ne sait pas de quoi au juste. Vous êtes catholique ?
- Non pratiquante.
- Parfait. C’est sûr qu’à l’époque où tous les Bigoudens étaient catholiques et portaient le costume, là, il pouvait y avoir problème. Car l’un n’allait pas sans l’autre. Mais à partir du moment où une telle société vous est étrangère, vous êtes a priori qualifiée pour faire des études scientifiques sur les cultures traditionnelles.
A votre tour, monsieur et madame Ben Lakhdar. Vous d’abord, madame. Voyons, vous n’envisagez pas de venir en cours avec un voile islamique ?
- Non, non, je ne porte pas le voile.
- Très bien. Et vous, monsieur Ben Lakhdar ?
- Je ne porte pas le voile non plus.
- Haha, bien sûr, non, mais pas de signe religieux ostentatoire ?
- Aucun, non. Pendant les cours, j’ai seulement l’intention de garder sur la tête ma casquette de baseball, mais avec la visière derrière, ça ne masque pas le visage. Et puis ce n’est pas un signe religieux.
- Effectivement, je ne vois pas en quoi un élève coiffé d’une casquette de baseball pourrait indisposer un professeur. Pas de problème, donc. Vous avez déjà quelque notion de culture traditionnelle ?
- Je connais bien la tradition vivante, oui : les danses traditionnelles d’Alsace, la mazurka clandestine, la gavotte-caresse, l’enroulé-déroulé dans l’en dro, tout ça. Et puis j’ai fait pas mal de métissage, c’est moi qui ai composé la bourrée “Chelaouem les sketba“ et la gavotte “kiff’ ta race, Nolwenn, tralalaléno“. J’ai pigé l’essentiel, la clave et le groove.
- Parfait. Et vous, monsieur Dembélé, vous connaissez un peu la tradition ?
- Tout à fait. Chez nous, dans mon village en Afrique, on chante aux bœufs en labourant, on chante en pilant le millet, on porte les fardeaux sur la tête, on danse pour faire pousser les récoltes. Et puis on fait toujours les fêtes de la circoncision, de l’excision, de l’infibulation, ça rassemble tout le village.
- Alors ça, voyez-vous, ça fait problème. Ces pratiques-là ne sont pas compatibles avec les valeurs de la République française.
- En tous cas, elles sont traditionnelles. J’en ai une connaissance directe et c’est là-dessus que je compte travailler.
- Peut-être, mais ce n’est pas là-dessus que portent les travaux pratiques du conservatoire d’état. Vous aurez par exemple un cours de musicologie sur le briolage en Afrique, assuré par monsieur François Desroches.
- Sans les bœufs ?
- Soyons sérieux, monsieur Dembélé ! Des bœufs au conservatoire ! Vous n’imaginez quand même pas monsieur Desroches en train de …
- Pourquoi pas ? Il ne sait pas conduire les bœufs en chantant ? Dans ce cas quelle est sa compétence ? S’il n’y a pas de bœufs, ce n’est plus du briolage !
- Monsieur Desroches est musicologue, il dispose de partitions, établies par d’autres musicologues à partir de vieux cylindres. Il les déchiffre sans aucun problème, ça permet d’analyser le tempérament, la modalité, l’ambitus, la tessiture, la variation. Il forme à cette étude ses étudiants, dont certains, s’ils échouent à l’examen final, pourront se recycler en allant brioler sur les podiums des festivals.
- Derrière une charrue sans bœufs ?
- Derrière un micro.
- Pourtant, les bœufs ne sont pas un signe religieux ostentatoire. Je veux bien venir sans eux.
- Pas d’ironie, s’il vous plait, Dembélé. Ne nous prenez pas pour des imbéciles. Ce qui est incompatible avec nos lois, c’est l’excision, l’infibulation, l’oppression des femmes dans vos sociétés archaïques.
- Mais traditionnelles.
- Selon une vision figée de la tradition peut-être. Mais vous savez, Mamadou, la tradition, ça doit évoluer avec son temps. Que vous soyez circoncis ne nous regarde pas, ce signe-là n’est pas en soi ostentatoire. En tous cas en classe. L’excision non plus, certes, pas plus que la présence des bœufs en Afrique, où il n’y a pas encore de conservatoire de briolage, malheureusement. Mais enfin, de telles pratiques te constituent et même si aucun signe ne les donne à voir dans ton apparence extérieure, elles t’empêchent d’accéder à la posture de chercheur, qui permet de comprendre ce que peut être une tradition.
- Vous êtes sûr ? Moi je pense qu’aux yeux de votre religion à vous, il y a quand même un détail qui me rend plus apte que monsieur Desroches à comprendre une tradition africaine.
- Lequel alors ? Monsieur Desroches est très compétent
- Oui, mais moi, je suis noir. Et ça, c’est un signe ostentatoire.