Ethnotest
Takawar
Epistemologix
Ma recherche porte sur les musiques des îles Takawar.
Ce sont des musiques très originales : le chant est assuré en voix de tête par un soliste choisi dès l’enfance et qui a su éviter les mues de la puberté. L’accompagnement une quinte plus bas est confié à un chœur masculin dont certain membres – appelés loufoï – sont pétomanes : c’est eux qui font entendre les notes basses. Tout cela sur trois degrés dans lesquels on peut identifier un pentatonique défectif. Les paroles, scandées par les femmes, célèbrent la création du monde par le dieu poisson, particulièrement vénéré en ce pays. J’étudie parallèlement la société où ces pratiques ont cours. Là encore, il s’agit d’une société particulière : les femmes y font la guerre et vont à la chasse, les hommes gardent la hutte, s’occupent des enfants et cousent les peaux dont on fait les habits. C’est une société jeune, vu que les vieux sont immolés à l’âge de cinquante ans, au cours d’une cérémonie religieuse. On récupère alors leurs os pour faire des harpons rituels, des jeux type mikado ou des baguettes à frapper le sgluarb en peau d’iguane. Bref, je suis ethnologue.
Je ne suis pas seul dans ce cas : des ethnologues, il y en a un peu partout. Ils diffèrent beaucoup les uns des autres. Vous avez les spécialistes de l’Afrique, ceux de de l’Amérique ou de l’Asie. Certains s’intéressent aux sociétés traditionnelles de la France, d’autres à la société française non traditionnelle. Il y en a qui vont sur le terrain pour observer, d’autres qui restent chez eux pour réfléchir. On repère parmi eux des imposteurs, qui font de l’ethnologie sans en avoir les titres – Lévi-Strauss, par exemple. A l’inverse, on en voit qui ont les titres mais ne font pas d’ethnologie. C’est compliqué. Ces ethnologues-là, on les rencontre dans des amphis, s’ils y assurent un enseignement. Ou alors dans des colloques, où ils s’interrogent sur ce que l’ethnologie devrait être. C’est-à-dire sur ce qu’elle n’est pas. Ce qui revient à dire qu’on vous explique surtout ce qu’elle ne doit pas être. C’est-à-dire ce qu’elle est en fait. C’est compliqué.
Moi, je les écoute avec humilité. J’apprends que c’est le regard du chercheur qui fabrique son objet et que ce regard est idéologique ; que tout chercheur est coincé entre l’extériorité et l’implication ; entre l’impossible objectivité et l’incontournable subjectivité. Et je comprends bien que le seul moyen d’échapper à ces contradictions qui piègent la recherche, c’est de ne pas faire de recherche. Parce qu’un chercheur ne trouve jamais que ce qu’il cherche. Et ça, on le trouve plus facilement sans aller sur le terrain.
J’y vais quand même. Parce que dans les colloques ou les amphis, on ne parle jamais des Takawars. Sauf pour dire qu’ils n’existent pas. Ou qu’ils ne sont pas takawars. Ou qu’être Takawar, c’est pareil que d’être de La Garenne-Bezons : que leur oralité est la nôtre. Même quand les pétomanes l’exercent a posteriori. Tout ça me fait problème, parce que la chorale de La Garenne-Bezons, j’en ai tous les disques. J’ai beau tendre l’oreille vers les notes basses, je les trouve résolument vocales. Et je ne suis pas sûr que les lapins de cette garenne-là soient chassés par les femmes, pendant que les hommes en cousent les peaux pour faire des couches culotte. Donc, au risque d’être disqualifié par mes collègues, je retourne régulièrement aux îles Takawar.
Aller sur le terrain, c’est renoncer à la clarté des livres pour rencontrer un monde inconnu où vous errez sans GPS. Et c’est du même coup se couper des ethnologues. Est-ce pour autant se couper de l’ethnologie ? Je ne sais pas. C’est compliqué. Mais si vous voulez tout savoir : je m’en fous complètement. Moi, ce qui me branche, c’est les îles Takawar. Et ce que peuvent en dire dans les amphis ou les colloques des gens qui ne sont pas allés voir sur place, j’ai du mal à trouver ça intéressant. Vous si ? Ah bon…