Ethnotest
Couche-toi et mâche !
Epistemologix
Je ne suis pas le gars à mâcher ses mots. Je dis ce que je pense, que ça plaise ou non. Du coup, je peux me regarder dans une glace chaque matin. Et aussi le soir. Voire à tout moment de la journée. Et je ne m’en prive pas.
Mon bouquin La tradition vivante en Hurepoix, entre archaïsme et modernité m’a valu quelque notoriété. On me consulte. Et là, je ne mâche pas mes mots. Par exemple, le groupe de chanteuses Croque-monsieur m’a demandé un texte pour leur prochain CD. Je l’ai écouté : c’est de la daube. Harmonisations à la tierce, port de voix variétés, syncopes guidouilles, impros pet-de-lapin, tout y passe. Plutôt que de balancer l’encensoir, j’y suis allé franco. Je leur ai dit : “j’aime bien ce que vous faites, mais c’est pas mon truc. C’est différent, c’est autre chose“. Vous avez vu, là ? “C’est pas mon truc“. Et vlan, pas déçues du voyage, les gonzesses ! Et quand une revue musicale m’a commandé une critique du groupe turc Le tonneau des Dardanelles, j’ai pas hésité. J’ai écrit : “une prise de son peut-être un peu compassée, un peu figée, mais ne boudons pas notre plaisir“. Voyez ? Tac, que je t’épingle la prise de son ! J’ai pas fait de ronds de jambes. C’est pas mon genre.
Parce que ce qu’il faut comprendre, c’est qu’on peut être franc sans être agressif. Ça n’avance à rien de démolir les personnes. Quand c’est des Turcs, encore, on a peu de chances de les rencontrer. Sauf qu’il y a pas mal de musique turque faite par des pas Turcs. Y a même des Bretons qui se la métissent façon gwerz (sorte de blues, d’après Télérama). Et puis il y a les festivals. Ces gens-là, vous risquez toujours de faire leur connaissance à la buvette. Des fois ils sont plus forts que vous. Surtout les Turc. Alors faut pas s’aliéner, d’accord, mais faut quand même cohabiter. Ne pas fermer la porte à l’échange et à l’amitié. Au verre qu’ils vous paient.
Un bon moyen d’être franc tout en restant humain, c’est de moduler le message selon qu’il est oral ou écrit. Parce que l’écrit, ça reste. Et des fois, y a des gens qui le lisent. Ceux qui savent. Là, il est bon d’aménager un peu. On dit ce qu’on pense, mais on travaille la formule. Du genre : “certains collecteurs aux idées préconçues“… On ne dit pas lesquels, voyez ? Ou bien : “loin de la musique ringarde du pseudo-folklore“. Personne ne se sent jamais visé, du fait que les ringards, c’est toujours les autres et que personne n’estime faire du pseudo folklore, vu que c’est un pléonasme. Ou alors, plus véhément : “on en a marre des puristes et de la poussière des musées ! “ Là, vous êtes brutal, mais ça ne mange pas de pain. D’abord parce qu’il n’y a de puristes nulle part ; ensuite parce que les musées sont tout sauf poussiéreux.
A l’oral, il faut distinguer. Soit vous parlez aux gens face à face ; soit vous parlez des gens derrière leur dos. Dans le face à face, il faut être humain. Derrière leur dos, on peut être plus franc. De toute façon, les mots, ça s’envole. Vous répandez le message sans faire de concessions, mais ça ne laisse pas de traces, puisqu’on est à l’oral. Le bouche à oreille fera le reste.
Ce qu’on doit éviter, c’est de dire tout haut ce qu’on pense tout bas. Surtout quand vous pensez que le CD est mauvais. On a envie, mais il faut résister. Ne jamais dire que les compos du groupe Greffe sur le trad, ça fait quarante ans qu’on les entend partout dans le folk. Même si c’est vrai. Que leurs impros, c’est plus soporifique qu’une page de BHL. Même si c’est vrai. Que tout ça donne un CD pathétique à éviter de toute urgence (et sans modération). Même si c’est vrai. Parce que là, vous tombez dans la polémique. On ne vous aimera pas. Vous serez moins demandé. Sournoisement, derrière votre dos (pour être plus franc), on suggèrera que vous êtes incompétent. On laissera entendre que vous êtes un polymorphe sexuel à orientation sadique. Ou un ancien collabo, ça dépend de votre âge. Finis, les colloques consensuels aux buffets nutritifs ! Adieu, subventions !
Existe-t-il un plan C ? Sans doute. Le problème de la vérité, c’est qu’elle blesse, c’est connu. Alors on accueille plus facilement le mensonge qui fait du bien : “c’est magnifique, comme tu as chanté ! “ ; “j’adore ce que tu fais ! “. Tiens, reprends du chocolat !
Mais le chocolat, ça soulage sans guérir. Ce qui guérit, c’est l’huile de foie de morue. D’accord, faut l’avaler. N’empêche qu’à terme, on fait le tri dans le personnel soignant. Et la relation devient tellement plus facile ! La vérité, c’est l’antichambre de la confiance. Et donc de l’amitié.