Chers amis,
J’écris cette lettre à l’intention des jeunes gens qui, au-dehors des États-Unis, sont fortement attirés par la musique folk et pop de ce pays.
Je vous ai rencontrés dans trente-quatre pays d’Asie, d’Europe, d’Afrique et d’Amérique latine. Je vous ai rencontrés dans les universités artificielles des grandes villes et des petits pays. J’ai vu vos yeux briller au son de ma guitare, de mon banjo, ou à l’écoute des traductions des paroles intrigantes de mes chansons. Je vous ai vus aussi taper du pied avec plaisir sur les tous derniers enregistrements de jazz ou de rock à succès.
J’écris pour trois raisons. D’abord, j’espère que vous n’aimez pas toute notre musique ; une partie d’entre elle représente la vie des travailleurs noirs et blancs luttant de toutes leurs forces pour survivre. Mais une autre partie représente les tentatives de la classe dirigeante américaine pour distraire les gens et leur faire oublier leurs problèmes. Une autre partie encore est une combinaison tellement subtile des deux éléments précités qu’il est presque impossible de les démêler.
Deuxièmement, dans votre empressement à apprendre les styles musicaux venant de l’étranger, il y a un réel danger que vous oubliiez la musique de votre propre pays, l’ancienne comme la nouvelle. Certes, à mesure que change notre vie, nos goûts musicaux vont changer quelque peu. Mais il devrait être possible d’apprendre du neuf sans oublier complètement le vieux.
Troisièmement, j’aimerais essayer de vous persuader, si vous voulez vraiment être des jeunes gens “modernes”, d’écouter la musique de tous les pays, et pas seulement des États-Unis. Les savants suivent les découvertes dans le monde entier et sont attentifs à l’utilisation d’une bonne idée nouvelle. Les experts en nutrition cherchent autour du monde des variétés de plantes à cultiver. De même, dans quelque coin obscur du monde, aujourd’hui même, il peut exister un instrument ou un style de musique beau et expressif qui pourrait s’avérer exactement à votre goût. Pourquoi ne pas aider à le chercher ?
Permettez-moi de pénétrer ces trois points plus en détail. Suivez-moi bien : c’est une question de vie ou de mort culturelle pour votre pays.
Comment je définis la différence entre les musiques folk et pop ? Ne nous embêtons pas à en faire toute une histoire. Regardons le problème historiquement. Dans l’ancien temps, quand les hommes et les femmes vivaient de la cueillette, les gens ne connaissaient qu’une sorte de musique. Tous les hommes connaissaient les mêmes chants de chasse et les mêmes chansons de guerre ; toutes les femmes connaissaient les mêmes berceuses. Puis l’humanité apprit l’agriculture. Une prospérité nouvelle entraîna l’ascension d’une forme d’aristocratie dans chaque pays où l’agriculture remplaçait la chasse. Cette aristocratie pouvait désormais se permettre de payer pour que des musiciens professionnels jouent pour elle. Ce fut la première musique de beaux-arts. En Europe, cela conduisit finalement aux orchestres symphoniques dans les palais. En Inde, des sitaristes virtuoses jouaient des nuits — entières. Au-dehors, dans les huttes paysannes, les gens pauvres continuaient à fabriquer leur musique folklorique. Lorsque surgirent les villes, certains musiciens s’aperçurent qu’ils pouvaient gagner leur vie en faisant la manche sur la place du marché. Ce fut la première musique pop. Elle était moins élégante que dans les palais, mais moins empreinte d’amateurisme que la plupart de celles des huttes paysannes. Ainsi la musique populaire a-t-elle pendant des siècles occupée un terrain intermédiaire entre la musique des beaux-arts et la musique folklorique… Comme la principale mesure de succès était le nombre de pièces de monnaie récoltées, la musique populaire a tendu à évoluer plus rapidement, comme toutes les modes urbaines. Elle a toujours emprunté volontiers à la musique de beaux-arts et à la musique folklorique n’importe où et partout, les styles à succès se voyant imités et colportés de ville en ville.
Au dix-neuvième siècle, la musique populaire américaine ne porta pas un très gros coup à la vie des populations laborieuses. 10 % seulement de la population vivaient dans les villes. Les cow-boys de l’Ouest, les bûcherons venus d’Irlande, les mineurs venus du pays de Galles, les esclaves afro-américains et bien d’autres populations laborieuses avaient tous des styles différents de chansons et de danses. « J’entends chanter l’Amérique avec les divers cantiques que j’entends », écrivait Walt Whitman en 1850.
Au milieu du vingtième siècle, les cantiques ne sont plus divers. À cette date, 90 % des Américains vivent en ville. 95 % ont la télévision chez eux. Les arrière-petits-enfants des cow-boys, des bûcherons et des esclaves de tout à l’heure écoutent à peu près la même musique sur les réseaux de T.V., tous contrôlés avec vigilance pour ne pas permettre les chansons qui pourraient remettre en cause le statu quo. Comment sont-ils contrôlés ? Il n’y a pas un personnage officiel de la T.V. connu en tant que censeur, mais chaque producteur de télé sait qu’une chanson “à controverse” peut entraîner des ennuis avec des annonceurs publicitaires ou d’autres. C’est l’une des raisons pour lesquelles moi-même et d’autres chanteurs avons eu du mal à passer à la télé depuis vingt-cinq ans. Ce qui est promotionné, c’est la musique populaire “respectable” de la classe dirigeante. Et maintenant, elle est promotionnée autour du monde par les plus grandes firmes phonographiques, capables de vendre moins cher et de produire plus que le reste du monde, avec des milliards de petites rondelles en vinyle enregistrées, en vente en Amérique latine et en Asie aussi bien qu’en Europe.
Existe-t-il une musique pop pour “anti-establishment” aux États-Unis ? Oui, mais jusque récemment elle n’avait jamais joui d’une distribution commerciale. Les luttes syndicales du dix-neuvième siècle produisirent des chansons, de même que le mouvement pour l’abolition de l’esclavage ou pour la réforme agraire. Les chansons de Joe Hill, il y a soixante ans, étaient chantées non seulement par les membres radicaux de l’I.W.W., mais en plus leur humour et leur audace les répandirent dans tout le pays comme des chansons folkloriques : « Tu boufferas de la tarte au ciel quand tu seras mort ! » (Pie In The Sky).
Dans les années 1930, lorsque j’étais adolescent, la musique populaire, à travers les films, la radio et les disques, tendait à supplanter rapidement bien des formes des musiques locales et régionales des États-Unis. Les orchestres rusés et habiles de Broadway et d’Hollywood contribuèrent à cette tentative pour persuader les gens de chasser leurs ennuis en dansant, ou de s’en lamenter avec sentimentalisme. J’eus moi-même de la chance. Après une brève et folle passion pour la musique populaire (je jouais du banjo ténor dans un orchestre scolaire), je découvris l’existence dans mon pays d’une bonne musique que je n’entendais jamais à la radio. Mon père, musicologue de son métier, m’emmena à un festival de danses de montagne, et je tombai amoureux de l’idée d’une musique faite à la maison.
J’aimais la tonalité vocale stridente des chanteurs, le pas vigoureux des danses. Les paroles des chansons contenaient tout le piment de la vie. Leur humour était mordant sans être trivial. Leur tragique était vrai, dépourvu de sentimentalisme.
En comparaison, presque toute la musique populaire des années 1930 me parut faible et trop douce, avec ses interminables variations sur le thème « Baby, baby, I need you ». Pour une bonne part, elle semblait participer à cette vieille campagne pour garder les masses satisfaites de leur sort. Au milieu de la plus sévère crise économique, une chanson “tube” disait : « Enveloppe tes ennuis dans tes rêves, et rêve pour chasser tes ennuis. »
Dans les années 1940, Woody Guthrie et bien d’autres chanteurs s’organisèrent consciemment pour combattre ce genre de musique. Nous nous organisâmes pour chanter pour les ouvriers et les étudiants, partout où nous pouvions faire entendre nos chansons de lutte. La radio ne nous engagea pas, mais nous n’avions pas compté sur elle. Nous réunissions des hootenannies pour y chanter nos chansons sur les ouvriers, contre le fascisme, ainsi que les ballades anciennes, des chansons de l’époque des pionniers, sur les ouvriers blancs ou noirs, hommes ou femmes. Nous avions sous-estimé notre adversaire. Nos chansons atteignaient quelques milliers de personnes, tandis que le hit-parade en atteignait des dizaines de millions. À la fin de la guerre froide, nous fûmes même inscrits sur les listes noires et exclus des syndicats. En désespoir de cause, nous tentâmes ensuite d’interpréter nos chansons dans les théâtres ou les boîtes de nuit. Un vieil adage populaire américain dit : « Si tu ne peux pas les battre, joins-toi à eux. » À notre propre surprise, nous commençâmes à avoir du succès… avec des chansons qui n’attaquaient pas la classe dirigeante. L’enregistrement d’une chanson d’amour afro-américaine, Goodnight Irene, par les Weavers, se vendit à deux millions d’exemplaires en 1950.
Ainsi, à notre tour, nous découvrions comment la classe dirigeante des États-Unis, culturellement et politiquement, a habilement mis au point un pouvoir pour “coopter” (absorber et désarmer) son opposition. Dans les années 1950, les microsillons commencèrent à rapporter de l’argent à partir de maintes formes d’expression minoritaire. Le monopole serré de Broadway et d’Hollywood était brisé. Des disques faits à Detroit et à Nashville connaissaient aussi le succès.
Depuis 1965, s’est développé un gros marché pour ce que l’on peut nommer “la musique populaire marginale”. Comme la musique folk d’antan, celle-ci est “anti-establishment”, mais les jeunes musiciens hautement professionnels attirent souvent des foules de jeunes plus nombreuses que celles du “rock” aseptisé de vedettes aussi “convenables” que Tom Jones. Leur musique souvent n’est pas autorisée à la télévision, parce qu’elle est trop franche dans les domaines de la sexualité, de la marijuana et des idées politiques généralement opposées à l’ordre établi, mais elle est probablement la plus enthousiasmante et talentueuse des musiques américaines actuelles. Les chansons rock contre la guerre ont été un élément important dans toutes les manifestations récentes contre la guerre. Mais notez aussi que ces enregistrements (Bob Dylan, le Grateful Dead, Elton John, le Jefferson Airplane et consorts) rapportent des millions de dollars à l’industrie américaine de la musique. Au total, la puissance de l’industrie de la musique s’est considérablement accrue.
Beaucoup de jeunes en Europe occidentale ont mordu comme du bon poisson à l’hameçon de la musique pop américaine. Les musiciens de talent des autres pays sont maintenant en concurrence pour mettre pied sur le “Top 40” (terme qui a remplacé celui de “hit-parade”) des États-Unis. Quatre jeunes prolétaires de Liverpool sont devenus les plus grosses vedettes de l’histoire de la musique.
Aujourd’hui, les industries de la musique d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord, techniquement équipées pour la promotion de tout ce qu’elles veulent (des sitars indiens aux mélodies tziganes russes en passant par les inventions électroniques de dernier cri), sont outillées pour procurer de la musique à écouter aux 3,6 milliards d’habitants du globe. Nous sommes à la lisière d’une révolution télévisuelle, avec des programmes diffusés par satellites pour pénétrer les spectateurs de chaque village sur la terre. Cette perspective, comme une grande partie de la technologie moderne, est promesse à la fois d’espoir et d’horreur. Il y a des hommes d’affaires aux États-Unis qui préparent un blitz culturel. La coca-colonisation du monde. Et cela ne prendra pas cinquante ans, comme ce fut le cas naguère pour balayer notre musique cow-boy, mais seulement cinquante semaines, pour repousser les musiques nationales de Ceylan, de Costa Rica, de Madagascar, et les effacer en l’espace d’une génération.
Cela m’amène à la seconde raison pour laquelle je vous écris. Aucune personne qui réfléchit n’a envie que les centaines de musiques nationales du globe soient effacées, oubliées. Comparez la situation avec la biologie. Les biologistes savent que pour une planète saine, nous avons besoin d’un maximum de diversité de vie. Si une espèce d’oiseau ou de poisson s’éteint, le canevas écologique de la vie est déchiré. Mais l’agriculture et l’industrie ont permis à l’humanité de croître en nombre au point que l’équilibre écologique en soit sérieusement ébranlé, et l’on peut douter que nos descendants connaîtront l’air et l’eau purs que nos grands-parents ont connus. Dans les domaines de la culture comme dans ceux de la biologie, il y a une guerre, une lutte constante. D’habitude, ce n’est pas la guerre de tonnerre et d’éclairs mais plutôt la lutte silencieuse, comme entre les racines des arbres dans la forêt, chacun entrant en lice pour avoir sa part d’espace. Mais à l’instar des formes biologiques, celles de la culture ont besoin des unes des autres, même en pleine rivalité. L’une des raisons de la richesse de la musique pop et folk des États-Unis, c’est que des musiques diverses se sont trouvées en concurrence côte à côte. Mais ce qui arrive à présent, ce n’est pas cette concurrence. Un flot de musique importée des États-Unis inonde, envahit le monde entier de sa “concurrence”. L’homme industrialisé, comme Esaü dans la Bible, vend son patrimoine pour une poignée de cerises.
En ce moment même, les jeunes d’Europe occidentale sont en train d’oublier la musique de leurs propres pays. Je reçois des lettres de France, de Hollande, de Tchécoslovaquie : « Cher monsieur Seeger, j’aime votre musique parce qu’elle est si enthousiasmante, si variée. » En réponse, je leur demande ce qu’ils pensent de leur propre musique folklorique, et souvent ils répondent boiteusement : « Mon pays a très peu de musique folklorique ; elle n’est pas très intéressante. » La vérité est qu’ils savent très peu de choses sur leur musique. Ce qu’ils ont appris à l’école est en général édulcoré, de second rang. Une fois adultes, ils n’ont pas vu cette “musique démodée” comme faisant partie de leur vie d’hommes modernes des grandes villes.
Ainsi, une partie du travail des musiciens dans tous les coins de la terre aujourd’hui consiste à redécouvrir la richesse, la force, la subtilité de leur propre musique, et de la porter à l’attention des masses populaires dans leurs pays.
Dans votre pays, vous devriez pouvoir construire votre musique nouvelle sur ce que l’ancienne a de meilleur. Certaines des plus belles chansons de Bob Dylan utilisaient de vieilles mélodies irlandaises. Votre pays devrait engendrer ses propres Bob Dylan.
Platon, Confucius et d’autres philosophes attachaient une grande importance à l’art musical. L’Église catholique du Moyen Âge aussi, qui essayait de réglementer le genre de musique que les gens entendaient. Aujourd’hui, avec la communication moderne, aucune tendance de censure de la musique n’a de chances de réussir. N’essayez pas de bannir la musique américaine : ridiculisez la plus mauvaise, tirez des enseignements de la meilleure. Nous devrons lutter durement pour faire progresser dans chaque pays une musique qui puisse aider les gens à vivre et à survivre, et finalement créer un monde neuf, paisible et coloré comme l’arc-en-ciel. Merci d’avoir lu jusqu’au bout, et meilleurs souhaits.
Pete Seeger,
Beacon, N.Y., U.S.A.
(traduction : Jacques Vassal. In “Rock&Folk” n°63, avril 1972)
Copyright Pete Seeger pour le texte original ;
Jacques Vassal pour la traduction française.
C’était au début de 1972. Pete Seeger, en tournée, devait passer par Paris. Un “Musicorama” (soirée unique, en partenariat avec Europe N°1) était prévu à l’Olympia. Cinq ans plus tôt, à l’occasion de sa précédente venue en France, j’avais assisté à sa conférence de presse, dans une salle d’un grand hôtel parisien, avec pour interprète un certain… Joe Dassin. Eh oui ! Le populaire chanteur, parfaitement bilingue, et très bon connaisseur du folksong américain, était sous contrat dans la même maison de disques : CBS (Columbia aux États-Unis).
Dans l’intervalle, j’avais croisé une autre fois Pete Seeger, au festival de Newport, à l’été 1968. Nous avions brièvement conversé puis, en 1970, préparant mon premier livre “Folksong”, je lui avais écrit pour lui demander conseils et avis (notamment pour le chapitre sur son grand ami Woody Guthrie). Et il m’avait, brièvement mais très gentiment, répondu, en corrigeant au passage quelques erreurs sur mon brouillon, traduit en anglais pour l’occasion.
Cette fois-ci, j’espérais donc enfin l’interviewer en détail. Las ! L’attachée de presse de la maison de disques m’informa que, faute de temps entre ses concerts ailleurs en Europe, il ne pourrait accorder aucune interview à Paris. Mais elle ajouta que, comme une sorte de lot de consolation, Monsieur Seeger proposait une lettre déjà rédigée aux journalistes que cela intéresserait, avec autorisation de la reproduire comme bon leur semblerait. Le lendemain, je reçus ce texte par la poste (c’était bien avant le fax, ne parlons même pas d’internet), je le lus aussitôt et fus convaincu de l’intérêt de le traduire en français et de le publier. Philippe Koechlin, le rédacteur en chef de Rock&Folk, fut du même avis et apparemment nous fûmes bien les seuls, en France, à le faire.
Il faut dire qu’à ce moment, cela faisait déjà quelques années que le renouveau des musiques traditionnelles et la scène “folk” en France battaient leur plein. Les “hootenannies” du Centre Américain, le mardi soir, sous la houlette de Lionel Rocheman, ceux de l’Église américaine aussi, ne désemplissaient pas, non plus que les soirées des folk clubs tels le Bourdon. Hors Paris, d’autres clubs fleurissaient, à Lyon, à Toulouse, en Alsace, en Bretagne… Les festivals, depuis Lambesc en 1970, Malataverne l’année suivante, Vesdun bientôt, d’autres en Bretagne, attiraient des milliers de spectateurs. Quant aux groupes et aux chanteurs, si beaucoup étaient passionnés par le folk américain, le bluegrass et le blues, genres relayés en France par Steve Waring, Roger Mason, Graeme Allwright et bien d’autres, de plus en plus ils trouvaient leur voie et leur voix avec des traditions de France, ou des pays celtes, à l’image d’Alan Stivell — lequel frappait un grand coup en ce même début 1972 à l’Olympia. Une soirée qui devint historique. Car elle fit, non seulement, beaucoup pour la carrière d’Alan et pour la reconnaissance des musiques bretonnes et celtiques, mais elle montra que “chez nous” aussi, il y avait de quoi faire avec nos chants et nos musiques de tradition, d’hier, d’aujourd’hui et de demain.
Bref, Pete Seeger avait bien raison de nous dire qu’il n’y avait pas que l’Amérique, dans le monde. Et qu’il fallait se méfier de la “coca-colonisation” de celui-ci. Des années plus tard (en 1980), j’eus la chance de rencontrer à nouveau Pete Seeger. En compagnie de son épouse Toshi, il effectuait un petit voyage en France, dans la foulée de son concert sur la grande scène de la “Fête de l’Humanité”. On venait de faire paraître chez Chant du Monde son double album (33 tours) de deux heures de concert, issu du label Folkways, dont j’avais traduit les textes de pochettes, paroles des chansons. À l’issue du concert, derrière la scène, je l’attendais en compagnie d’une petite famille de chanteurs “folk” français, dont Gabriel Yacoub, Marc Robine et Gérard Pierron (qui venait d’enregistrer chez Chant du Monde les chansons de la Loire, bien dans l’esprit de Pete et de ses chansons du fleuve Hudson). Je fis à Pete les présentations de tous ces amis, en lui expliquant que, chacun à sa façon, ils travaillaient bel et bien dans l’esprit de sa lettre de 1972, qu’elle avait eu une vraie résonance dans notre pays et que, d’ailleurs, chacun avait apporté son 33 tours le plus récent pour prouver cela en le lui offrant, dûment dédicacé. Vous pensez, à Pete Seeger, sans qui… etc ! Il nous répondit en nous remerciant bien sincèrement, comprenant à l’évidence la portée symbolique du geste. Mais il ajouta aussitôt que, à son grand regret, le tourne-disque dans sa maison de Beacon (au bord de l’Hudson) était en panne depuis quelque temps déjà. Et qu’il ne savait pas si, ni quand, il allait bien pouvoir trouver le temps d’écouter tout cela.
Ce fut l’épilogue le plus déconcertant auquel j’aie assisté avec un chanteur. Sacré Pete, va !
Mais après tout, à une époque où le disque avait pris une telle importance, c’était peut-être sa façon indirecte de nous rappeler à la suprématie de la musique vivante. Et comme dirait Woody, « salut, Pete, ça a été bon de te connaître » !
Jacques Vassal
(février 2014)