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Des mondes de musiques

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Célébration rurale

Rencontre ?

De Jean-François « Maxou » Heintzen

Une petite nouvelle « musicale et littéraire », pour envisager le 11 novembre autrement. Il était une fois :

C'est une journée un peu en dehors du temps : tandis que certains vaquent à leurs occupations ordinaires, d'autres s'affairent pour célébrer l'occasion comme il convient. Le village semble se demander si l'on est dimanche, ou un quelconque jour ouvrable ; au fond, c'est peut-être cela un jour férié, cette indécision qui flotte...

En allant acheter mon pain, je me repasse en tête les « onze novembre » de mon enfance, ces résurrections de drapeaux clinquants, portés fièrement par différents vieillards, arborant qui des décorations, qui un béret fripé souvenir d'une lointaine campagne. Mais les poilus ont pris leurs quartiers d'éternité, l'un après l'autre. Désormais, l'armistice est sur le déclin – quel écolier sait encore exactement ce que c'est ? – concurrencé par le cessez-le-feu, plus moderne et hélas moins définitif.

Tout à mes pensées, je suis hélé par l'un de mes amis, conseiller municipal, qui prépare les abords du monument aux morts. Viens donc, ensuite y'a un vin d'honneur... Depuis longtemps l'efficacité de la convocation du menu peuple à des célébrations dynastiques ou républicaines se mesure à l'aune des libéralités liquides que le pouvoir accorde en ces circonstances.

Nous voici donc une quinzaine, quasiment tous des hommes, rassemblés autour du monument. Le maire lit la proclamation rituelle émanant de je ne sais quel ministère, puis un ancien combattant fait de même. Attirés par le rassemblement – même quinze personnes constituent une foule dans la plupart des bourgs ruraux d'aujourd'hui – quelques pensionnaires du centre psychothérapique local s'approchent. Il en est toujours ainsi, dans ce village. Ordinairement, ils errent le long des rues, en de secrets conciliabules, ou de poignants monologues, à moins qu'ils n'opposent un silence buté à la face du monde. S'il se passe quoi que ce soit d'original, ils viennent voir.

Je ne m'en rends pas compte immédiatement, mais l'un d'entre eux n'est pas là par hasard. En effet, après les discours et la minute de silence, vient le moment qu'il attend, peut-être même depuis l'année dernière. L'employé communal, préposé aux effets spéciaux, a installé un lecteur CD à quelques pas du monument et, avec solennité, presse le bouton. Aussitôt, une tonitruante Marseillaise résonne sur la place, rebondit d'une façade à l'autre, son écho dit aux alentours l'importance du moment.

Toutefois, passé un instant de surprise, mêlés au déferlement sonore qui nous environne, je perçois parfaitement quelques « couacs ». J'en entends même beaucoup, à dire vrai... Qu'est-ce à dire ? Serait-ce une Marseillaise falsifiée, de contrebande, achetée au rabais chez quelque soldeur de disques dépareillés ? Non, pas du tout. Simplement, il se trouve qu'un instrumentiste non prévu au programme s'exprime.

Un des pensionnaires, vêtu d'un imperméable à l'ancienne, couleur mastic, interprète lui aussi la Marseillaise, ou plutôt sa Marseillaise. Il souffle consciencieusement dans un harmonica quelque peu fatigué. Il est très concentré, les yeux fermés, et s'applique pour suivre de son mieux l'enregistrement. De fait, sa pulsation est parfaitement synchrone avec les élans qui sortent des baffles disposés à même le sol. Question rythmique, rien à dire. Il ménage même les forte et les « radoux », comme disent les sonneurs de trompe. Autant dire qu'il ne fait pas n'importe quoi.

Enfin si, quand même. Disons qu'il joue dans une tonalité... incertaine, ou plutôt certainement différente de la philharmonie endisquée. Les armes des citoyens résonnent quelques tons trop haut, et on entend dans les campagnes un passage en mineur vraiment très profond...

Il y a ceux qui jouent bien, et ceux qui jouent avec leur cœur. Parfois certains cumulent, mais ce n'est pas le cas ici. Toutefois, nul n'arrête ce barde improvisé qui rehausse à sa façon l'apparat de la scène. C'est à peine si quelques têtes se tournent vers lui. Vu que – je le confesse – c'est mon premier « onze novembre » ici, il se peut qu'il fasse partie du décor.

En un dernier accord l'hymne s'achève, et notre musicien fait durer sa dernière note juste ce qu'il faut. Puis, ainsi que le font tous les harmonicistes de la terre, il a ce petit geste rodé pour secouer négligemment son instrument avant de le remettre dans son étui, afin d'en extraire le surplus de salive qui gâterait les fragiles lames, déjà bien lasses semble-t-il. Ensuite, il ne regarde pas autour de lui, comme un apprenti-concertiste guignant dans le regard des autres un compliment, une approbation muette, ou un clin d'œil de connivence. Non, il a les yeux vers le sol, comme s'il se désintéressait désormais de l'événement. C'est fini, il a fait ce qu'il devait faire, c'est tout.

Puis il s'en va d'un pas lent, reparti dans son monde après avoir tutoyé le nôtre, tandis que nous gagnons le bistrot pour un vin d'honneur bien mérité. J'ai regardé partir cet homme-là, en me disant que je ne l'avais encore jamais remarqué parmi ces hôtes timides de mon bourg. Je ne l'ai pas revu depuis. Sans doute attend-il novembre prochain...