Billet d’humeur !
« Littérature secondaire » !
Etienne Bours
Il y a quelques années, j’ai eu la chance de rencontrer l’étonnant musicologue autrichien Gerhard Kubik. L’homme est passionnant, parle plusieurs langues, connaît certaines régions d’Afrique comme sa poche et est lui-même musicien. Il jouait ce soir-là avec un groupe de kwela du Malawi. Nous avons devisé après le concert et comme je connaissais certains de ses livres, nous avons également parlé de ceux qui écrivent dans des magazines et autres vecteurs dédiés aux musiques dites traditionnelles. Et là : surprise ! Monsieur Kubik me dit « oui, attention, il y a la littérature primaire, ce que nous faisons nous, et la littérature secondaire, celle que vous faites ».
Sur le moment même, j’ai fermé ma grande gueule dans un élan d’humilité qui ne me surprend toujours pas. Parce que j’ai toujours estimé avoir un grand besoin des écrits des ethnomusicologues et autres ethnologues, sociologues, anthropologues… Comment aurais-je pu, sans eux, comprendre tant de pratiques culturelles ou en découvrir d’autres que je ne soupçonnais même pas. Il m’est arrivé d’aller moi-même sur l’un ou l’autre terrain, frotter ma propre sensibilité à une réalité qui n’était parfois, déjà, plus la même que celle qu’ils décrivent. Alors, on s’en fait éventuellement une idée, voire une passion, et l’on a envie de partager, de servir de relais, sans plus, sans prétention. Sans réfléchir outre mesure à la place hiérarchique de notre « littérature ». J’ai raconté cette conversation à un autre ethnomusicologue, notre ami Laurent Aubert, homme de terrain aussi et formidable communicateur dans les domaines qui nous intéressent. A cette opposition entre œuvre primaire et secondaire, il a textuellement répondu ceci : « mon c.., oui ». Depuis lors, je n’ai jamais oublié cette divergence d’opinion mais j’ai constaté, malheureusement, que ces professionnels universitaires penchent plus généralement du côté de Kubik que du côté d’Aubert. Alors je pose la question : quelle est cette manie de vouloir rabaisser ceux qui ne prétendent que « vulgariser » ? De vulgare : répandre dans le public – on ne peut pas dire que les travaux universitaires soient très accessibles dans le public, aussi intéressants soient-ils. Je vous livre une remarque pertinente de Jean Ziegler lorsqu’il analyse le pouvoir des universités : « Différents aspects de l’exercice contemporain de ce pouvoir complexe et considérable – la sélection, la reproduction des hiérarchies cognitives, sociales, par exemple – sont à combattre » (Retournez les fusils. Choisir son camp. Seuil. 2014). Le problème est que nous connaissons l’intérêt de cette littérature trop peu lue, nous en avons souvent besoin. Mais l’inverse n’est jamais de mise. Ces messieurs en « …ogue » font un amalgame entre les journalistes passionnés et la grande presse. C’est un peu court en ce sens que nous savons tous comment cela fonctionne. Certains sont gens de terrain, musiciens eux-mêmes, passionnés, connaisseurs de proximité de certaines traditions, ils partagent, ils lisent, ils écoutent, ils vérifient leurs sources. D’autres foncent tête baissée sur les modes et les tendances, ne lisent rien (et certainement pas les livres de messieurs Kubik ou Aubert), ne connaissant guère l’histoire des musiques et de leurs mouvements. Le problème étant que ces défauts et ces qualités sont susceptibles de se retrouver dans n’importe quelle « catégorie » de soi-disant littérature sur la musique. Des universitaires aussi peuvent se tromper parce que trop cantonnés sur l’objet de leurs chères études ; ils oublient aussi l’histoire et ses évolutions, bonnes ou mauvaises. Comme ce vieux musicologue anglais qui écrivait dernièrement que pour bien comprendre la différence entre folk et pop, il faut s’en référer aux écrits de Vaughan Williams ! Etonnant quand on sait que le musicien anglais avait écrit sur ce sujet dans les années 30 et que les termes folk et pop que nous employons maintenant (à tort et à travers sans aucun doute) datent de bien après ces écrits. Il est donc idiot de vouloir créer une sorte d’échelle de valeur entre les différents types d’écrits sur la musique. Ce qui les différencie de prime abord, ce sont les vecteurs qui les diffusent : éditeurs universitaires ou subventionnés, magazines et sites spécialisés non subventionnés, grande presse hebdomadaire et quotidienne subventionnée, et pas un peu !. Les lecteurs ne sont pas, pas nécessairement, les mêmes. L’idéal est de lire les trois pour s’en faire une idée exacte. Mais je crains que seuls ceux de la presse spécialisée ont un peu lu les trois. Et il me semble manifeste que seul ce créneau, que j’appelle « spécialisé » à défaut d’un meilleur adjectif, a pour but de créer le lien, de diffuser, de servir de relais. Notamment en relevant l’intérêt des travaux des uns et des articles des autres ou en essayant d’expliquer pourquoi certains ne donnent pas, ou plus, une vision exacte des évolutions musicales actuelles.
That’s all folks !
Lisez, notamment :
- Laurent Aubert « La musique de l’autre ». Georg. 2001.
- Gerhard Kubik : « Africa and the blues ». University Press of Mississippi, Jackson. 1999.