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Des mondes de musiques

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Ali Farka Touré

L’Authenticité de la réalité…

En lisant l’article sur Nick Gold, le producteur et patron du label anglais World Circuit nous parlant d’Ali farka Touré (sur Pan African Music). Je me suis souvenu que Trad’Mag en 1989 avait été le premier magazine, en France, à parler d’Ali Farka Touré sous la plume de notre regretté camarade Henri Lecomte (1938–2018). En souvenir de notre érudit incorruptible voici l’article :

Henri Lecomte (Trad’mag N°5 – Juillet/Août 1989)

Il y a bien des années que j’aime la musique d’Ali Farka Touré et j’étais donc particulièrement heureux de rencontrer cet homme à la personnalité aussi attachante que sa musique. L’entretien a eu lieu assez rapidement dans une voiture, entre deux avions, en compagnie de Dyapi Diawara qui s’échine depuis des années à faire connaître en France les musiques du Mali et de la Guinée.

 

Ali Farka Touré est un vivant démenti à ceux qui, comme l’ethnomusicologue Simha Arom, se permettent d’écrire ( je cite de mémoire un ancien numéro du Monde de la Musique) que l’on ne peut pas reconnaître un guitariste d’un autre et que les styles nationaux (ou ethniques) de musique urbaine n’existent pas en Afrique. Quand on connaît un peu l’œuvre de Simha Arom, on peut penser qu’il ne connaît pas ces musiques (et alors pourquoi en parler !) ou que le Père Ubu lui enfonce ses fameux « petits bouts de bois dans les oneilles » dès qu’il entend des musiques urbaines africaines. Il me semble évident que qui se soit qui connaît un peu les musiques traditionnelles d’Afrique reconnaît en quelques mesures que le Bembeya Jazz National joue de la musique malinké, le Super Etoile de Dakar de la musique woloff, Joshua Shitole ou Aaron Mbando de la musique zoulou, Roha Band de la musique amharique, et la liste pourrait continuer longtemps…

Pour en revenir à l’entretien avec Ali Farka Touré, je le soupçonne d’avoir été un peu « careless with the truth », comme le disait Louis Amstrong à Billie Holiday dans un célèbre duo, en ce qui concerne ses rapports avec le blues, ne serait-ce que parce qu’il a tout de même joué avec John Lee Hooker et tenu des propos sensiblement différents au cours d’un entretien paru dans le numéro de janvier 88 de notre estimé confrère Folk Roots. Quoiqu’il en soit, les rapports entre le Blues et les musiques traditionnelles d’Afrique de l’Ouest sont assez complexes. Il existe un bon livre de Paul Oliver sur ce sujet : Savannah syncopators. African retentions in the Blues paru en 1970 chez Studio Vista, dans la collection Blues Paperbacks. Pour terminer, je signalerai que le français n’est évidemment pas la langue maternelle d’Ali Farka Touré, qu’il ne l’a appris à l’école et que, comme il le dit fort justement, il se démerde. J’ai préféré retranscrire l’entretien tel quel plutôt que de le trahir, à mon avis, en lui donnant une forme plus classique.

Quelles sont les bases de votre musique ?

Je suis très content et vous remercie d’avoir me poser au moins cette question. Ma base de la musique c’est la tradition. D’abord en partant de la tradition africaine, c’est à dire les enseignements africains.

Vous êtes de quelle ethnie ?

Je suis de l’ethnie Arma, l’originalité de la région de Tombouctou.

Je crois que vous avez commencé en jouant des instruments traditionnels du Mali ?

Depuis 51. J’ai joué du molo, du violon, du bigini, du bondiga. Ce sont des boîtes de sardines, qu’on fabrique en mettant du bois avec des lames.

Comme la sanza ?

Peut-être la même chose.

Et le violon, vous avez commencé par le violon africain, pas le violon occidental ?

Non, le violon africain. Jusqu’à présent, je joue cet instrument.

J’ai vu une vidéo où vous disiez que c’est un instrument du diable.

Ça, c’est le molo. C’est une guitare traditionnelle évidemment qui est uniquement pour la danse du Vaudou, ce que l’on appelle le Holey quand on fait le guérisseur. Quand on veut diagnostiquer un malade, par exemple, on a un toubib, enfin qui est vraiment concentré dans un certain milieu et qu’on appelle Lego. Alors pour mieux avoir des précisions là-dessus, je crois que si vous avez eu à connaître M. Jean-Marie Gibbal qui a travaillé dans ce cadre là qu’on appelle « Les génies du Fleuve » (1) Donc, étant moi-même un grand soutien de cette organisation parce que c’est une héritation de mon grand père jusqu’aux arriérés. Mais je n’ai jamais voulu quand même en faire de ma profession. Quand même je suis toujours à côté des fois mais pas trop, au moins participant.

Mais c’est un instrument qui peut être dangereux, si on ne sait pas s’y prendre ?

Il est très dangereux. En tout cas, en Afrique, beaucoup de fous et beaucoup de gens qui sont complètement devenus dingues, c’est à cause de cet instrument. Donc, il n’a pas été offert à qui que ce soit et celui qui le joue correctement a toujours une base solide.

Comment sait-on que l’on peut en jouer sans danger ?

Enfin, ça dépend, parce qu’il y a tout de même quelques choses ici qu’on ne peut pas du tout de publier…(rires)

Votre père était un musicien aussi ?

Non, non, non, non, jamais.

Vous avez appris la musique tout seul ?

C’est un don, un don naturel.

 

Et la guitare c’est venu comment, ça ?

C’est en partant du molo, la petite guitare que j’ai beaucoup aimée pour moi c’est la guitare européenne. Partant de collègues, par exemple que j’ai vus qui jouaient de la guitare et j’avais vu des anciens tels que Fodeba Keita (2). Moi même en 54, j’étais en Guinée. Je faisais l’apprenti-chauffeur.

Vous Connaissez Kante Facelli ?

Je le connais très bien. Kante Facelli (3), Fodeba Keita, Sory Kandia Kouyate (4), j’ai eu à connaître tous ces gens là, Dieu merci jusqu’en 56. Après je les ai perdus de vue mais partant de ce que j’ai assisté de ces grands acteurs africains, alors j’ai dit de toute façon je vais garder mon molo mais alors je vais essayer d’apprendre cet instrument, pour voir est-ce que je pourrais quand même faire quelque choses. Alors j’ai un collègue qui était ici, il se nomme Paul Kouyate. C’était d’abord le fils d’un médecin africain qui était venu dans mon village. Alors, comme il jouait de la guitare, moi aussi j’ai joué mon molo. Il m’a dit pourquoi je vais apprendre la guitare. J’ai dit : « c’est trop difficile parce qu’il y a six cordes ». Il a dit quand tu as la possibilité de faire parler une corde à la place de douze cordes même, mais pourquoi tu n’essayes pas ? J’ai dit « je n’ai pas les moyens de me procurer une guitare ». Et c’est partant de là qu’il m’a donné une guitare. Alors là tous les airs que je joue sur mon molo, alors j’essaie de trouver le même son sur la guitare. Voilà comment j’ai la guitare arrivée.

Sans professeur ?

Y en a pas. Rien.

Quand on entend vos enregistrements à la guitare, on a l’impression qu’il y a en plus de vos racines africaines traditionnelles une influence du Blues ?

Enfin, on m’a beaucoup posé cette question. J’ai toujours répondu que moi, le Blues, en réalité, je connaissais pas ce que cela veut dire. Je connais la musique traditionnelle, tandis que si le Blues existe, donc c’est pour nous, les africains, ce n’est pas pour l’Europe. Ça n’appartient pas du tout à l’Europe. Donc chez nous, on a beaucoup d’ethnies. Chaque ethnie a sa culture. Chaque ethnie a son art. Donc moi, je me suis retrouvé que vraiment ce que je suis en train de faire c’est ce que les Blancs appellent le Blues. Donc, il faut quand même que j’arrive à démontrer que c’est quelque chose qui m’appartient. C’est quelque chose non seulement qui est mon ethnie parce que quand j’entends des artistes américains qui parlent anglais, nous on comprend pas. Mais moi, si je vous parle le tamachek, vous pensez que je suis américain noir. Si je vous parle gozo, vous pensez que je suis américain noir. Si je vous parle le hassania, vous allez penser que je sis un américain noir. Si je parle songhaï, vous allez penser que je suis américain noir. Mais quand je parle le peul, alors là, immédiatement, il y en a qui pensent que c’est de la musique arabe. Non ?

Vous chantez dans toutes ces langues ?

Oui, dans toutes ces langues. Je compose dans toutes ces langues.

Et votre langue maternelle, c’est quoi ?

Songhaï. C’est ma langue maternelle et paternelle. Mais j’ai fait mon enfance dans toutes ces races.

Vous avez beaucoup voyagé quand vous étiez jeune ?

Beaucoup. J’ai trop voyagé.

Pourquoi trop ?

Parce que …Quand je dis trop…Quand on a cette petite guitare, c’est l’exode seulement qui te vient dans la tête. Quand tu joues cet instrument et tant que tu possèdes cet instrument, l’exode te vient chaque fois…

La nostalgie ?

Oui, oui. Il faut que tu bouges. Mais quand tu le laisses, en tout cas, tu vois qu’il y a un très grand changement. Donc avec cet instrument, j’avais fait presque l’Afrique entière avec le même instrument de Kampala jusqu’au Niger, du Niger au Tchad jusqu’au Soudan avec le molo jusqu'à Madagascar alors l’Algérie, le Maroc, la Tunisie tout ça j’ai fait. Mais avec le molo y a pas de problème, je vais. Je n’ai pas de conçurent. Alors c’est quelque chose qui ne me permet pas de faire le griotisme. On peut pas jouer ça et être un griot aussi : parce que je ne suis pas un griot d’ethnie. Donc je joue par plaisir et je le joue pour faire plaisir à mes amis, voilà.

Et alors, maintenant, vous vous êtes mis à la guitare électrique ?

Je fais l’acoustique et l’électrique, je fais les deux.

Ça vous apporte quoi de jouer la guitare électrique ?

Je fais de la musique moderne, enfin toujours le folklore africain, la musique traditionnelle et que je pratique sur les deux guitares. C’est à dire tout ce que j’apprends et si j’ai des problèmes de doigté par exemple sur la guitare acoustique ou électrique, je prends mon petit molo et puis immédiatement, j’ai la facilité de trouver le doigté.

Quand vous jouez de la guitare électrique, vous jouez toujours avec les percussions traditionnelles ?

Oui, avec les calebasses et puis il ya le bagou, c’est une espèce de tuyau comme ça là qu’on met la peau des deux cotés et nous avons encore le mortier dans lequel on pile le mil. Donc, on met une peau là-dessus avec un peu d’eau. Mais ça, c’est des trucs que je n’ai pas encore fait venir en Europe. Je suis venu tout juste avec des calebasses pour montrer quand même que la percussion avec les cabelasses c’est déjà pas mal.

Votre musique a quand même évolué par à la musique traditionnelle ?

Enfin…Vous pouvez le sentir comme ça.

Non ? Vous ne le sentez pas ?

Non. C’est toujours la musique traditionnelle mais pour moi l’évolution qu’elle a apportée actuellement ce n’est que parce que je joue avec des instruments européens.

Quand vous composez des chansons, vous traitez quels thèmes ?

Il y en a plusieurs. D’abord mes sujets sont des fois révolutionnaires, le racisme, l’égoïsme, le travail, l’éducation, l’indication et l’amour.

Ça fait un vaste champ…

Oui, parce qu’il faut trouver…Suivant un proverbe africain, on dit : « Il faut battre le fer quand il est chaud », car le monde est intact mais les personnes du monde évoluent. C’est à dire que le monde ne change pas mais ce sont les hommes du monde qui changent. Donc est-ce-que ce changement peut quand même enlever une personne de son ethnie ou bien ça fait changer, tu sens avec ton esprit il faut trouver une solution car on nous dit un proverbe, je m’excuse du terme, ce que je trouve actuellement…Les mensonges sont supérieurs à la réalité.

En Afrique, vous vous produisez uniquement en concert ou vous jouez pour des amis ou des mariages ?

Merci beaucoup. Je joue très bien pour des concerts. Je fais beaucoup de concerts en Afrique, beaucoup de concerts…Difficilement, si je suis présent dans le pays, il y a jamais eu un mariage sans lequel je suis présent dans le pays, il y a jamais eu un mariage dans lequel je ne suis pas, ni un baptême, jamais. Ça, c’est tout le temps. Je suis tout le temps sollicité…

C’est très important pour vous de jouer dans votre pays, pour vos amis, pour les gens de votre peuple ?

Ça, c’est vraiment correct. Si je dis même que ça me plait pas, je deviens inconscient parce que quel que soit un être humain il doit connaître la ressource, tu dois connaître d’abord ton milieu. Je suis plus à l’aise que dans le milieu européen.

Est ce que ça vous gêne beaucoup quand vous jouez pour un public français ou anglais que les gens ne comprennent pas les paroles de vos chansons ?

Non, ça ne me gêne pas. L’essentiel pour moi c’est que les gens arrivent quand même à comprendre la mélodie qui nous amène partout parce que la musique n’a pas de frontières. Moi, je ne sais pas chanter en anglais ni en français mais…

En Français, vous pourriez, vous parlez bien Français…

Non, pas tellement, je me démerde. Je n’ai jamais fait l’école. Mais je sais que les Anglais ne comprennent pas le songhaï ni le tamachek, ni le peul, ni le dogon, ni le bozo, ni le Hassania, mais c’est des gens qui sont très évolués, qui connaissent la valeur de la musique, c’est tout ce que je trouve parce qu’il connaissent d’abord l’importance de ces œuvres. Je sais que, moi, ma contribution au milieu de ces gens là, c’est pour leur montrer quand même une nouvelle phase, une autre phase qui n’est pas la musique sophistiquée, alors ici c’est l’authenticité de la réalité parce que sûrement chaque mot, chaque morceau alors a une signification, soit en Europe, soit que je suis chez moi et que ça a plus d’importance parce que chez nous, même si je ne chante pas, en entendant un vers seulement, on sait ce que c’est, là c’est la différence, voilà.

Vous avez l’impression que le public anglais est plus compréhensif que le public français ?

Enfin, comme je n’ai pas eu à aborder le public français comme il faut, mais je crois que j’ai eu à connaître certains milieux. Il y a des gens de l’Allier qui ont lancé quand même une petite invitation pour nous. Ils veulent travailler avec moi et ça, c’est dû au village qu’ils ont eu à assister. Et là, j’ai fait une animation. Il y a même des artistes parmi eux qui ont sollicité à travailler avec moi. J’ai dit non. Non, je suis africain, je préfère travailler comme ça, parce que je ne connais pas. Chez moi, c’est quelque chose qui est dans la tête. C’est différent chez eux, il faut faire des notes. Non ?

 

1 – cf. J.M. Gibbal. Guérisseurs et magiciens du Sahel. Editions A.M. Métaillé. Paris 1984.

2 – Keita Fodeba a créé le Ballet National Guinéen dans les années cinquante, avant de devenir le ministre de la culture de Sekou Touré.

3 – Guitariste et directeur musical du Ballet National de Guinée, il est le premier à avoir joué de la musique traditionnelle sur un instrument européen. Parmi ses trente sept frères et sœurs (la polygamie explique ce nombre impressionnant), on compte de nombreux musiciens dont les plus connus sont le koriste Mory Kanté et les trois Kanté Manfila, respectivement guitariste des ambassadeurs, guitariste de Kélétigui et ses Tambourinis et chanteur de Balla et ses Balladins.

4 – Grand chanteur guinéen mort en 1978, dont la voix est proche de celle des hautes-contres européens.